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S'en plaint en son patois. Le meunier n'en a cure (1);
Il fait monter son fils, il suit; et d'aventure
Passent trois bons marchands. Cet objet leur déplut.
Le plus vieux au garçon s'écria tant qu'il put:
Oh là! oh! descendez, que l'on ne vous le dise,
Jeune homme, qui ménez laquais à barbe grise!
C'était à vous de suivre, au vieillard de monter.
Messieurs, dit le meunier, il vous faut contenter.
L'enfant met pied à terre, et puis le vieillard monte;
Quand trois filles passant, l'une dit: C'est grand'honte
Qu'il faille voir ainsi clocher (2) ce jeune fils,
Tandis que ce nigaud comme un évêque assis,
Fait le veau sur son âne, et pense ètre bien sage.
Il n'est, dit le meunier, plus de veaux à mon âge:
Passez votre chemin, la fille, et m'en croyez.
Après maints quolibets, coup sur coup renvoyés,
L'homme crut avoir tort, et mit son fils en croupe.
Au bout de trente pas, une troisième troupe
Trouve encore à gloser. L'un dit : Ces gens sont fous!
Le baudet n'en peut plus : il mourra sous leurs coups.
Eh quoi! charger ainsi cette pauvre bourrique!
N'ont-ils point de pitié de leur vieux domestique?
Sans doute qu'à la foire ils vont vendre sa peau.
Parbleu! dit le meunier, est bien fou du cerveau
Qui prétend contenter tout le monde et son père (3).
Essayons toutefois si par quelque manière
Nous en viendrons à bout. Ils descendent tous deux.
L'âne, se prélassant (4), marche seul devant eux.
Un quidam (5) les rencontre, et dit : Est-ce la mode
Que baudet aille à l'aise, et meunier s'incommode?
Qui de l'àne ou du maître est fait pour se lasser?
Je conseille à ces gens de le faire enchâsser.

Ils usent leurs souliers, et conservent leur âne!
Nicolas, au rebours; car, quand il va voir Jeanne,

(1) Cure, souci du mot latin cura.

(2) Clocher, marcher avec peine.

(3) Qui prétend contenter, etc. Autre proverbe d'une appli

cation très-commune.

(4) Se prélasser, marcher avec dignité en se donnant des airs de prélat. Rabelais avait employé ce verbe avant la Fontaine.

(5) Ce mot se prononce kidan.

Il monte sur sa bête; et la chanson (1) le dit.
Beau trio de baudets! Le meunier repartit:
Je suis âne, il est vrai, j'en conviens, je l'avoue:
Mais que dorénavant on me blâme, on me loue,
Qu'on dise quelque chose, ou qu'on ne dise rien,
J'en veux faire à ma tète. Il le fit, et fit bien.

Quant à vous (2', suivez Mars, ou l'Amour, ou le prince,
Allez, venez, courez, demeurez en province,
Prenez femme, abbaye, emploi, gouvernement:
Les gens en parleront, n'en doutez nullement.

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II

Les Membres et l'Estomac.

Je devais (3) par la royauté
Avoir commencé mon ouvrage :
A la voir d'un certain côté,

Messer Gaster (4) en est l'image:

S'il a quelque besoin tout le corps s'en ressent.
De travailler pour lui les membres se lassant,
Chacun d'eux résolut de vivre en gentilhomme (5),

(1) Cette chanson populaire, perdue et oubliée depuis longtemps, a été retrouvée, en 1842, par M. le Camus, membre de l'académie de Clermont. Elle se compose de trois couplets. Voici le dernier; c'est celui auquel la Fontaine fait ici allu

sion:

Adien, cruelle Jeanne;
Puisque tu n'aimes pas,
Je remonte mon âne
Pour galoper au trépas:
Vous y perdrez vos pas,
Nicolas.

(2) Quant à vous, etc. C'est Malherbe qui continue de parler

à Racan.

(3) Il faudrait : J'aurais dú commencer.

(4) L'estomac. (Note de la Fontaine.)

(5) Trait de satire contre la noblesse, qui a longtemps regardé l'oisiveté comme un privilége.

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Sans rien faire, alléguant l'exemple de Gaster.

Il faudrait, disaient-ils, sans nous qu'il vécût d'air.
Nous suons, nous peinóns, comme bètes de somme.
Et pour qui? Pour lui seul: nous n'en profitons pas ;
Notre soiu n'aboutit qu'à fournir ses repas.
Chômons, c'est un métier qu'il veut nous faire apprendre
Ainsi dit, ainsi fait. Les mains cessent de prendre,
Les bras d'agir, les jambes de marcher :

Tous dirent à Gaster qu'il en allât chercher (1).
Ce leur fut une erreur dont ils se repentirent:
Bientôt les pauvres gens tombèrent en langueur;
Il ne se forina plus de nouveau sang au cœur;
Chaque membre en souffrit; les forces se perdirent.
Par ce moyen, les mutins virent

Que celui qu'ils croyaient oisif et paresseux,
A l'intérêt commun contribuait plus qu'eux.
Ceci peut s'appliquer à la grandeur royale.
Elle reçoit et donne, et la chose est égale.
Tout travaille pour elle, et réciproquement
Tout tire d'elle l'aliment:

Elle fait subsister l'artisan de ses peines,
Enrichit le marchand, gage le magistrat,
Maintient le laboureur, donne paie au soldat,
Distribue en cent lieux ses grâces souveraines,
Entretient seule tout l'Etat.

Menenius (2) le sut bien dire.
La commune s'allait séparer du sénat.

Les mecontents disaient qu'il avait tout l'empire,
Le pouvoir, les trésors, l'honneur, la dignité;
Au lieu que tout le mal était de leur côté,
Les tributs, les impôts, les fatigues de guerre.
Le peuple hors des murs était déjà posté,
La plupart s'en allaient chercher une autre terre,

(1) Qu'il en allat chercher. En, c'est-à-dire, de quoi manger; mais la phrase est obscure.

(2) Menenius Agrippa, consul, l'an de Rome 260, avant J.-C. 493. Il apaisa par cet apologue le peuple mutiné contre les grands, et réfugié sur le mont Sacré. Cette soumission, du reste, ne demeura pas sans récompense: le peuple obtint la création de magistrats nommés tribuns, chargés de veiller à ses intérêts.

Quand Menenius leur fit voir

Qu'ils étaient aux membres semblables,
Et par cet apologue, insigne entre les fables,
Les ramena dans leur devoir.

III

Le Loup devenu Berger.

Un loup qui commençait d'avoir petite part
Aux brebis de son voisinage,

Crut qu'il fallait s'aider de la peau du renard (1)
Et faire un nouveau personnage.
Il s'habille en berger, endosse un hoqueton (2),
Fait sa houlette d'un bâton,

Sans oublier la cornemuse.

Pour pousser jusqu'au bout la ruse,

Il aurait volontiers écrit sur son chapeau :
« C'est moi qui suis Guillot, berger de ce troupeau. »
Sa personne étant ainsi faite,

Et ses pieds de devant posés sur sa houlette,
Guillot le sycophante (3) approche doucement.
Guillot, le vrai Guillot, étendu sur l'herbette,
Dormait alors profondément;

Son chien dormait aussi, comme aussi sa musette (4).
La plupart des brebis dormaient pareillement.

(1) C'est-à-dire, recourir aux ruses du renard. (2) Espèce de casaque à l'usage des bergers.

(3) Le trompeur (Note de la Fontaine.) Ce mot vient de deux mots grecs, dont l'un signifie figue, et l'autre dévoiler. Il y avait à Athènes une loi qui défendait d'exporter des figuiers hors de l'Attique. Le dénonciateur (sycophante), ayant une part de l'amende que devait payer le coupable, abusait souvent de cette loi pour accuser toute sorte de personnes indistinctement; par suite on donna le nom de sycophante à tout homme méchant et calomniateur.

(4) Comme aussi sa musette. Une musette qui dort! alliance de mots hardie, mais pleine de naturel et de grâce. Racine à dit, dans un genre plus élevé :

Mais tout dort, et l'armée, et les vents, et Neptune.

(Iphigenie.)

L'hypocrite les laissa faire;

Et, pour pouvoir mener vers son fort (1) les brebis,
Il voulut ajouter la parole aux habits,
Chose qu'il croyait nécessaire.
Mais cela gâta son affaire:

Il ne put du pasteur contrefaire la voix.
Le ton dont il parla fit retentir les bois,
Et découvrit tout le mystère.
Chacun se réveille à ce son,
Les brebis, le chien, le garçon.
Le pauvre loup dans cet esclandre,
Empèché par son hoqueton,

Ne put ni fuir ni se défendre.

Toujours par quelque endroit fourbes se laissent prendre (2).
Quiconque est loup agisse en loup;
C'est le plus certain de beaucoup.

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Les Grenouilles qui demandent un roi.

Les grenouilles se lassant

De l'état démocratique (3),

(1) Le fort du loup, c'est sa tanière.

(2) Ce vers exprime la moralité de la fable; les deux suivanis raillent le trompeur trompé.

(3) Forme de gouvernement où le peuple est souverain. Pouvoir monarchique, pouvoir d'un seul souverain.

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