Page images
PDF
EPUB

nourriture afin que les siens en profitassent. Il en était ainsi de la terre, qui n'adoptait qu'avec peine les productions du travail et de la culture, et qui réservait toute sa tendresse et tous ses bienfaits pour les siennes seules: elle était marâtre des unes et mère passionnée des autres. Le jardinier parut si content de cette raison, qu'il offrit à Esope tout ce qui était dans son jardin.

Il arriva quelque temps après un grand différend entre le philosophe et sa femme. Le philosophe, étant de festin, mit à part quelques friandises, et dit à Esope: «Va porter ceci à ma bonne amie. » Esope l'alla donner à une petite chienne qui était les délices de son maître. Xantus, de retour, ne manqua pas de demander des nouvelles de son présent; et si on l'avait trouvé bon. Sa femme ne comprenait rien à ce langage; on fit venir Esope pour l'éclaircir. Xantus, qui ne cherchait qu'un prétexte pour le faire battre, lui demanda s'il ne lui avait pas dit expressément : «< Vat'en porter de ma part ces friandises à ma bonne amie. >> Esope répondit là-dessus que la bonne amie n'était pas la femme, qui, pour la moindre parole, menaçait de faire divorce; c'était la chienne, qui endurait tout, et qui revenait faire des caresses après qu'on l'avait battue. Le philosophe demeura court: mais sa femme entra dans une telle colère, qu'elle se retira d'avec lui. Il n'y eut parent ni ami par qui Xantus ne lui fit parler, sans que les raisons ni les prières y gagnassent rien. Esope s'avisa d'un stratagème : il acheta force gibier, comme pour une noce considérable, et fit tant qu'il fut rencontré par un des domestiques de sa maîtresse. Celui-ci lui demanda pourquoi tant d'apprêts. Esope lui dit que son maître, ne pouvant obliger sa femme de revenir, en allait épouser une autre. Aussitôt que la dame sut cette nouvelle, elle retourna chez son mari, par esprit de contradiction ou par jalousie. Ce ne fut pas sans la garder bonne à Esope, qui tous les jours faisait de nouvelles pièces à son maître, et tous les jours se sauvait du châtiment par quelque trait de subtilité. Il n'était pas possible au philosophe de le confondre.

Un certain jour de marché, Xantus, qui avait dessein de régaler quelques-uns de ses amis, lui commanda d'acheter ce qu'il y avait de meilleur, et rien autre chose. «Je t'apprendrai, dit en soi-même le Phrygien, à spécifier ce que tu souhaites, sans t'en remettre à la discrétion d'un

esclave. » Il n'acheta donc que des langues, lesquelles il fit accommoder à toutes les sauces : l'entrée, le second, l'entremets, tout ne fut que langues. Les conviés louèrent d'abord le choix de ce mets; à la fin ils s'en dégoûtèrent. « Ne t'avais-je pas commandé, dit Xantus, d'acheter ce qu'il y aurait de meilleur ? Et qu'y a-t-il de meilleur que la langue? reprit Esope. C'est le lien de la vie civile, la clef des sciences, l'organe de la vérité et de la raison : par elle on bâtit les villes et on les police; on instruit, on persuade; on règne dans les assemblées; on s'acquitte du premier de tous les devoirs, qui est de louer les dieux.Eh bien, dit Xantus, qui prétendait l'attraper, achète-moi demain ce qui est de pire; ces mêmes personnes viendront chez moi, et je veux diversifier. »

Le lendemain, Esope ne fit encore servir que le même mets, disant que la langue est la pire chose qui soit au monde : c'est la mère de tous les débats, la nourrice des procès, la source des divisions et des guerres. Si on dit qu'elle est l'organe de la vérité, c'est aussi celui de l'erreur, et, qui pis est, de la calomnie. Par elle on détruit les villes, on persuade de méchantes choses. Si d'un côté elle loue les dieux, de l'autre elle profère des blasphèmes contre leur puissance. Quelqu'un de la compagnie dit à Xantus que véritablement ce valet lui était fort nécessaire; car il savait le mieux du monde exercer la patience d'un philosophe. « De quoi vous mettez-vous en peine? reprit Esope. -Eh! trouve-moi, dit Xantus, un homme qui ne se mette en peine de rien. »

Ésope alla le lendemain sur la place; et voyant un paysan qui regardait toutes choses avec la froideur et l'indifférence d'une statue, il amena ce paysan au logis. « Voilà, dit-il à Xantus, l'homme sans soucis que vous demandez.>> Xantus commanda à sa femme de faire chauffer de l'eau, de la mettre dans un bassin, puis de laver elle-même les pieds de son nouvel hôte. Le paysan la laissa faire, quoiqu'il sût fort bien qu'il ne méritait pas cet honneur; mais il se disait en lui-même : « C'est peut-être la coutume d'en user ainsi. » On le fit asseoir au haut bout; il prit sa place sans cérémonie. Pendant le repas, Xantus ne fit autre chose que blâmer son cuisinier; rien ne lui plaisait; ce qui était doux, il le trouvait trop salé; et ce qui était trop salé, il le trouvait doux. L'homme sans soucis le laissait dire,

et mangeait de toutes ses dents. Au dessert on mit sur la table un gâteau que la femme du philosophe avait fait : Xantus le trouva mauvais, quoiqu'il fût très-bon. « Voilà, dit-il, la pâtisserie la plus méchante que j'aie jamais mangée; il faut brûler l'ouvrière, car elle ne fera de sa vie rien qui vaille qu'on apporte des fagots. Attendez, dit le paysan; je m'en vais querir ma femme; on ne fera qu'un bûcher pour toutes les deux. » Ce dernier trait désarçonna le philosophe, et lui ôta l'espérance de jamais attraper le Phrygien.

Or ce n'était pas seulement avec son maître qu'Esope trouvait occasion de rire et de dire de bons mots. Xantus l'avait envoyé en certain endroit : il rencontra en chemin le magistrat, qui lui demanda où il allait. Soit qu'Esope fût distrait, ou pour une autre raison, il répondit qu'il n'en savait rien. Le magistrat, tenant à mépris et irrévérence cette réponse, le fit mener en prison. Comme les huissiers le conduisaient : « Ne voyez-vous pas, dit-il, que j'ai très-bien répondu ? Savais-je qu'on me ferait aller où je vas?» Le magistrat le fit relâcher, et trouva Xantus heureux d'avoir un esclave si plein d'esprit.

Xantus, de sa part, voyait par là de quelle importance il lui était de ne point affranchir Esope, et combien la possession d'un tel esclave lui faisait d'honneur. Même un jour, faisant la débauche avec ses disciples, Esope, qui les servait, vit que les fumées leur échauffaient déjà la cervelle, aussi bien au maître qu'aux écoliers. « La débauche de vin, leur dit-il, a trois degrés : le premier, de volupté ; le second, d'ivrognerie; le troisième, de fureur. » On se moqua de son observation, et on continua de vider les pots. Xantus s'en donna jusqu'à perdre la raison et à se vanter qu'il boirait la mer. Cela fit rire la compagnie. Xantus soutint ce qu'il avait dit, gagea sa maison qu'il boirait la mer tout entière; et, pour assurance de la gageure, il déposa l'anneau qu'il avait au doigt.

Le jour suivant, que les vapeurs de Bacchus furent dissipées, Xantus fut extrêmement surpris de ne plus retrouver son anneau, lequel il tenait fort cher. Esope lui dit qu'il était perdu, et que sa maison l'était aussi par la gageure qu'il avait faite. Voilà le philosophe bien alarmé: il pria Esope de lui enseigner une défaite. Esope s'avisa de celle-ci :

Quand le jour qu'on avait pris pour l'exécution de la gageure fut arrivé, tout le peuple de Samos accourut au rivage de la mer pour être témoin de la honte du philosophe. Celui de ses disciples qui avait gagé contre lui triomphait déjà. Xantus dit à l'assemblée : « Messieurs, j'ai gagé véritablement que je boirais toute la mer, mais non pas les fleuves qui entrent dedans; c'est pourquoi, que celui qui a gagé contre moi détourne leurs cours, et puis je ferai ce que je me suis vanté de faire. » Chacun admira l'expédient que Xantus avait trouvé pour sortir à son honneur d'un si mauvais pas. Le disciple confessa qu'il était vaincu, et demanda pardon à son maître. Xantus fut reconduit jusqu'en son logis avec acclamations.

Pour récompense, Esope lui demanda la liberté. Xantus la lui refusa, et dit que le temps de l'affranchir n'était pas encore venu; si toutefois les dieux l'ordonnaient ainsi, il y consentait partant qu'il prît garde au premier présage qu'il aurait étant sorti du logis; s'il était heureux, et que, par exemple, deux corneilles se présentassent à sa vue, la liberté lui serait donnée; s'il n'en voyait qu'une, qu'il ne se lassât point d'être esclave. Esope sortit aussitôt. Son maître était logé à l'écart, et apparemment vers un lieu couvert de grands arbres. A peine notre Phrygien fut hors, qu'il aperçut deux corneilles qui s'abattirent sur le plus haut. Il en alla avertir son maître, qui voulut voir luimême s'il disait vrai. Tandis que Xantus venait, l'une des corneilles s'envola. « Me tromperas - tu toujours? dit-il à Esope. Qu'on lui donne les étrivières. » L'ordre fut exécuté. Pendant le supplice du pauvre Esope, on vint inviter Xantus à un repas: il promit qu'il s'y trouverait. « Hélas! s'écria Esope, les présages sont bien menteurs! moi, qui ai vu deux corneilles, je suis battu; mon maître, qui n'en a vu qu'une, est prié de noce. » Ce mot plut tellement à Xantus, qu'il commanda qu'on cessât de fouetter Esope; mais quant à la liberté, il ne pouvait se résoudre à la lui donner, encore qu'il la lui promît en diverses occasions.

Un jour ils se promenaient tous deux parmi de vieux monuments, considérant avec beaucoup de plaisir les inscriptions qu'on y avait mises. Xantus en aperçut une qu'il ne put entendre, quoiqu'il demeurât longtemps à en chercher l'explication. Elle était composée des premières lettres de certains mots. Le philosophe avoua ingénument que

cela passait son esprit. « Si je vous fais trouver un trésor par le moyen de ces lettres, lui dit Esope, quelle récompense aurai-je ? » Xantus lui promit la liberté et la moitié du trésor. «Elles signifient, poursuivit Esope, qu'à quatre pas de cette colonne nous en rencontrerons un. »> En effet, ils le trouvèrent après avoir creusé quelque peu dans la terre. Le philosophe fut sommé de tenir parole; mais il reculait toujours. « Les dieux me gardent de t'affranchir, dit-il à Esope, que tu ne m'aies donné avant cela l'intelligence de ces lettres! ce me sera un autre trésor plus précieux que celui que nous avons trouvé.

On les a ici gravées, poursuivit Esope, comme étant les premières lettres de ces mots : Apobas, Bêmata, etc., c'est-à-dire : Si vous reculez quatre pas, et que vous creusiez, vous trouverez un trésor. — Puisque tu es si subtil, reprit Xantus, j'aurais tort de me défaire de toi n'espère donc pas que je t'affranchisse. — Et moi, répliqua Esope, je vous dénoncerai au roi Denys; car c'est à lui que ce trésor appartient; et ces mêmes lettres commencent d'autres mots qui le signifient. » Le philosophe, intimidé, dit au Phrygien qu'il prît sa part de l'argent, et qu'il n'en dit mot. De quoi Esope déclara ne lui avoir aucune obligation, ces lettres ayant été choisies de telle manière qu'elles enfermaient un triple sens, et signifiaient encore: « En vous en allant, vous partagerez le trésor que vous aurez rencontré.>> Dès qu'ils furent de retour, Xantus commanda qu'on enfermât le Phrygien, et qu'on lui mît les fers aux pieds de crainte qu'il n'allât publier cette aventure. « Hélas! s'écria Esope, est-ce ainsi que les philosophes s'acquittent de leurs promesses? Mais faites ce que vous voudrez, il faudra que vous m'affranchissiez malgré vous. »

La prédiction se trouva vraie. Il arriva un prodige qui mit fort en peine des Samiens. Un aigle enleva l'anneau public (c'était apparemment quelque sceau qu'on apposait aux délibérations du conseil), et le fit tomber au sein d'un esclave. Le philosophe fut consulté là-dessus, et comme étant philosophe, et comme étant un des premiers de la république. 11 demanda du temps, et eut recours à son oracle ordinaire: c'était Esope. Celui-ci lui conseilla de le produire en public, parce que, s'il rencontrait bien, l'honneur en serait toujours à son maître; sinon, il n'y aurait que l'esclave de blåmé. Xantus approuva la chose, et le

« PreviousContinue »