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320 un homme: et c'est alors que le droit de la guerre est de tuer le vaincu.

Mais, dira-t-on, la condamnation d'un criminel est un acte particulier. D'accord: aussi cette condamnation n'appartient-elle point au souverain; c'est un droit qu'il 325 peut conférer sans pouvoir l'exercer lui-même. Toutes mes idées se tiennent, mais je ne saurais les exposer toutes à la fois.

Au reste, la fréquence des supplices est toujours un signe de faiblesse ou de paresse dans le Gouvernement. 330 Il n'y a point de méchant qu'on ne pût rendre bon à quelque chose. On n'a droit de faire mourir, même pour l'exemple, que celui qu'on ne peut conserver sans danger.

A l'égard du droit de faire grâce ou d'exempter un coupable de la peine portée par la loi et prononcée par le 335 juge, il n'appartient qu'à celui qui est au-dessus du juge et de la loi, c'est-à-dire au souverain; encore son droit en ceci n'est-il pas bien net, et les cas d'en user sontils très rares. Dans un État bien gouverné, il y a peu de punitions, non parce qu'on fait beaucoup de grâces, 340 mais parce qu'il y a peu de criminels: la multitude des crimes en assure l'impunité lorsque l'État dépérit. Sous la République romaine, jamais le sénat ni les consuls ne tentèrent de faire grâce; le peuple même n'en faisait pas, quoiqu'il révoquât quelquefois son propre jugement. Les 345 fréquentes grâces annoncent que bientôt les forfaits n'en auront plus besoin, et chacun voit où cela mène. Mais je sens que mon cœur murmure et retient ma plume: laissons discuter ces questions à l'homme juste qui n'a point failli, et qui jamais n'eût lui-même besoin de grâce.

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CHAP. VI. De la Loi.

Par le pacte social nous avons donné l'existence et la vie au corps politique: il s'agit maintenant de lui donner le mouvement et la volonté par la législation. Car l'acte primitif par lequel ce corps se forme et s'unit ne détermine rien encore de ce qu'il doit faire pour se conserver.

Ce qui est bien et conforme à l'ordre est tel par la 355 nature des choses et indépendamment des conventions. humaines. Toute justice vient de Dieu, lui seul en est la source; mais si nous savions la recevoir de si haut, nous n'aurions besoin ni de gouvernement ni de lois. Sans doute il est une justice universelle émanée de la 360 raison seule; mais cette justice, pour être admise entre nous, doit être réciproque. A considérer humainement les choses, faute de sanction naturelle, les lois de la justice sont vaines parmi les hommes; elles ne font que le bien du méchant et le mal du juste, quand celui-ci les observe 365 avec tout le monde sans que personne les observe avec lui. Il faut donc des conventions et des lois pour unir les droits aux devoirs et ramener la justice à son objet. Dans l'état de nature, où tout est commun, je ne dois rien à ceux à qui je n'ai rien promis; je ne reconnais pour être 370 à autrui que ce qui m'est inutile. Il n'en est pas ainsi dans l'état civil, où tous les droits sont fixés par la Loi.

Mais qu'est-ce donc enfin qu'une loi? tant qu'on se contentera de n'attacher à ce mot que des idées métaphysiques, on continuera de raisonner sans s'entendre; 375 et quand on aura dit ce que c'est qu'une loi de la nature, on n'en saura pas mieux ce que c'est qu'une loi de l'État.

J'ai déjà dit qu'il n'y avait point de volonté générale sur un objet particulier. En effet, cet objet particulier est dans l'Etat ou hors de l'État. S'il est hors de l'État, 380 une volonté qui lui est étrangère n'est point générale par rapport à lui; et si cet objet est dans l'État, il en fait partie: alors il se forme entre le tout et sa partie une relation qui en fait deux êtres séparés, dont la partie est l'un, et le tout, moins cette même partie, est l'autre. 385 Mais le tout moins une partie n'est point le tout; et tant que ce rapport subsiste, il n'y a plus de tout, mais deux parties inégales: d'où il suit que la volonté de l'une n'est point non plus générale par rapport à l'autre.

Mais quand tout le peuple statue sur tout le peuple, il 390 ne considère que lui-même; et s'il se forme alors un rapport, c'est de l'objet entier sous un point de vue à l'objet entier sous un autre point de vue, sans aucune

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division du tout.

Alors la matière sur laquelle on statue 395 est générale comme la volonté qui statue. C'est cet acte i que j'appelle une loi.

Quand je dis que l'objet des lois est toujours général, j'entends que la Loi considère les sujets en corps et les actions comme abstraites, jamais un homme_comme 400 individu ni une action particulière. Ainsi la Loi peut bien statuer qu'il y aura des privilèges, mais elle n'en peut donner nommément à personne; la Loi peut faire plusieurs classes de citoyens, assigner même les qualités qui donneront droit à ces classes, mais elle ne peut 405 nommer tels et tels pour y être admis; elle peut établir un gouvernement royal et une succession héréditaire, mais elle ne peut élire un roi, ni nommer une famille royale: en un mot, tout fonction qui se rapporte à un objet individuel n'appartient point à la puissance législative. "Sur cette idée, on voit à l'instant qu'il ne faut plus demander à qui il appartient de faire des lois, puisqu'elles › sont des actes de la volonté générale; ni si le prince est au-dessus des lois, puisqu'il est membre de l'État; ni si la Loi peut être injuste, puisque nul n'est injuste envers lui415 même; ni comment on est libre et soumis aux lois, puisqu'elles ne sont que des registres de nos volontés.

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On voit encore que, la Loi réunissant l'universalité de la volonté et celle de l'objet, ce qu'un homme, quel qu'il puisse être, ordonne de son chef n'est point une loi: ce 420 qu'ordonne même le souverain sur un objet particulier n'est pas non plus une loi, mais un décret; ni un acte de souveraineté, mais de magistrature.,

J'appelle donc république tout État régi par des lois, sous quelque forme d'administration que ce puisse être : 425 cars alors seulement l'intérêt public gouverne, et la chose publique est quelque chose. Tout Gouvernement légitime est républicain j'expliquerai ci-après ce que c'est que Gouvernement.

1 Je n'entends pas seulement par ce mot une aristocratie ou une démocratie, mais en général tout Gouvernement guidé par la volonté générale, qui est la Loi. Pour être légitime, il ne faut pas que le Gouvernement se confonde avec le souverain, mais qu'il en soit le ministre : alors la monarchie elle-même est république. Ceci s'éclaircira dans le livre suivant. [1762.]

Les lois ne sont proprement que les conditions de l'association civile. Le peuple, soumis aux lois, en doit 430 être l'auteur; il n'appartient qu'à ceux qui s'associent de régler les conditions de la société. Mais comment les régleront-ils? Sera-ce d'un commun accord, par une inspiration subite? Le corps politique a-t-il un organe pour énoncer ses volontés? Qui lui donnera la prévoyance 435 nécessaire pour en former les actes et les publier d'avance? ou comment les prononcera-t-il au moment du besoin? Comment une multitude aveugle, qui souvent ne sait ce qu'elle veut, parce qu'elle sait rarement ce qui lui est bon, exécuterait-elle d'elle-même une entreprise aussi 440 grande, aussi difficile qu'un système de législation? De lui-même, le peuple veut toujours le bien, mais de lui-même il ne le voit pas toujours. La volonté générale est toujours droite, mais le jugement qui la guide n'est pas toujours éclairé. Il faut lui faire voir les objets tels 445 qu'ils sont, quelquefois tels qu'ils doivent lui paraître, lui montrer le bon chemin qu'elle cherche, la garantir de la séduction des volontés particulières, rapprocher à ses yeux les lieux et les temps, balancer l'attrait des avantages présents et sensibles par le danger des maux éloignés et 450 cachés. Les particuliers voient le bien qu'ils rejettent; le public veut le bien qu'il ne voit pas. Tous ont également besoin de guides. Il faut obliger les uns à conformer leurs volontés à leur raison; il faut apprendre à l'autre à connaître ce qu'il veut. Alors des lumières 455

publiques résulte l'union de l'entendement et de la volonté dans le corps social; de là l'exact concours des parties, et enfin la plus grande force du tout. Voilà d'où naît la nécessité d'un Législateur.

CHAP. VII.-Du Législateur.

Pour découvrir les meilleures règles de société qui 460 conviennent aux nations, il faudrait une intelligence supérieure qui vît toutes les passions des hommes, et qui n'en éprouvât aucune; qui n'eût aucun rapport avec notre nature, et qui la connût à fond; dont le bonheur

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465 fût indépendant de nous, et qui pourtant voulût bien s'occuper du nôtre; enfin, qui, dans le progrès des temps. se ménageant une gloire éloignée, pût travailler dans un siècle et jouir dans un autre.1 Il faudrait des dieux pour donner des lois aux hommes.

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Le même raisonnement que faisait Caligula quant au fait, Platon le faisait quant au droit pour définir l'homme civil ou royal qu'il cherche dans son livre du Règne. Mais s'il est vrai qu'un grand prince est un homme rare, que sera-ce d'un grand Législateur? Le premier n'a qu'à 475 suivre le modèle que l'autre doit proposer. Celui-ci est le mécanicien qui invente la machine, celui-là n'est que l'ouvrier qui la monte et la fait marcher. « Dans la naissance des sociétés, dit Montesquieu, ce sont les chefs des républiques qui font l'institution, et c'est ensuite l'insti480 tution qui forme les chefs des républiques.>>

Celui qui ose entreprendre d'instituer un peuple doit se sentir en état de changer pour ainsi dire la nature humaine, de transformer chaque individu, qui par luimême est un tout parfait et solitaire, en partie d'un plus 485 grand tout dont cet individu reçoive en quelque sorte sa vie et son être; d'altérer la constitution de l'homme pour la renforcer; de substituer une existence partielle et morale à l'existence physique et indépendante que nous avons tous reçue de la nature. Il faut, en un mot, qu'il 490 ôte à l'homme ses forces propres pour lui en donner qui lui soient étrangères, et dont il ne puisse faire usage sans le secours d'autrui. Plus ces forces naturelles sont mortes et anéanties, plus les acquises sont grandes et durables, plus aussi l'institution est solide et parfaite en sorte que 495 si chaque citoyen n'est rien, ne peut rien, que par tous les autres, et que la force acquise par le tout soit égale ou supérieure à la somme des forces naturelles de tous les individus, on peut dire que la législation est au plus haut point de perfection qu'elle puisse atteindre.

1 Un peuple ne devient célèbre que quand sa législation commence à décliner. On ignore durant combien de siècles l'institution de Lycurgue fit le bonheur des Spartiates avant qu'il fût question d'eux dans le reste de la Grèce. [1762.]

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