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à concourir au bien commun par la vue de notre propre intérêt. Loin que l'intérêt particulier s'allie au bien général, ils s'excluent l'un l'autre dans l'ordre naturel des choses; et les lois sociales sont un joug que chacun veut bien imposer aux autres, mais non pas s'en charger lui-même. 'Je sens que je porte l'épouvante et le trouble au milieu de l'espèce humaine,' dit l'homme indépendant que le sage étouffe; mais il faut que je sois malheureux, ou que je fasse le malheur des autres, et personne ne m'est plus cher que moi. C'est vainement,' pourra-t-il ajouter, 'que je voudrais concilier mon intérêt avec celui d'autrui; tout ce que vous me dites des avantages de la loi sociale pourrait être bon, si, tandis que je l'observerais scrupuleusement envers les autres, j'étais sûr qu'ils l'observeraient tous envers moi. Mais quelle sûreté pouvez-vous me donner làdessus? et ma situation peut-elle être pire que de me voir exposé à tous les maux que les plus forts voudront me faire, sans oser me dédommager sur les faibles? Ou donnez-moi des garants contre toute entreprise injuste, ou n'espérez pas que je m'en abstienne à mon tour. Vous avez beau me dire qu'en renonçant aux devoirs que m'impose la loi naturelle je me prive en même temps de ses droits, et que mes violences autoriseront toutes celles dont on voudra user envers moi. J'y consens d'autant plus volontiers que je ne vois point comment ma modération pourrait m'en garantir. Au surplus, ce sera mon affaire de mettre les forts dans mes intérêts, en partageant avec eux les dépouilles des faibles; cela vaudra mieux que la justice pour mon avantage et pour ma sûreté. La preuve que c'est ainsi qu'eût raisonné l'homme éclairé et indépendant est que c'est ainsi que raisonne toute société souveraine qui ne rend compte de sa conduite qu'à elle-même.

Que répondre de solide à de pareils discours, si l'on ne veut amener la religion à l'aide de la morale, et faire intervenir immédiatement la volonté de Dieu pour lier la société des hommes ? Mais les notions sublimes du Dieu des sages, les douces lois de la fraternité qu'il nous impose, les vertus sociales des âmes pures, qui sont le vrai culte qu'il veut de nous, échapperont toujours à la multitude. On lui fera toujours des Dieux insensés comme elle, auxquels elle sacrifiera de légères commodités pour se livrer en leur honneur à mille passions horribles et destructives. La terre entière regorgerait de sang, et le genre humain périrait bientôt, si la philosophie et les lois ne retenaient les fureurs du fanatisme, et si la voix des hommes n'était plus forte que celle des Dieux.

En effet, si les notions du grand Être et de la loi naturelle étaient innées dans tous les cœurs, ce fut un soin bien superflu

seems to have come to the conclusion that the attack was meant seriously and treacherously. And this gives the sting to the closing paragraph of the Confessions, where he says that those who had slandered him ought themselves to be stifled.' See Pol. Writ. i. pp. 423-33, where Diderot's article is reprinted.

d'enseigner expressément l'une et l'autre. C'était nous apprendre ce que nous savions déjà, et la manière dont on s'y est pris eût été bien plus propre à nous le faire oublier. Si elles ne l'étaient pas, tous ceux à qui Dieu ne les a point données sont dispensés de les savoir. Dès qu'il a fallu pour cela des instructions particulières, chaque peuple a les siennes qu'on lui prouve être les seules bonnes, et d'où dérivent plus souvent le carnage et les meurtres que la concorde et la paix.

Laissons donc à part les préceptes sacrés des religions diverses, dont l'abus cause autant de crimes que leur usage en peut épargner; et rendons au philosophe l'examen d'une question que le théologien n'a jamais traitée qu'au préjudice du genre humain.

Mais le premier me renverra par devant le genre humain même, à qui seul il appartient de décider, parce que le plus grand bien de tous est la seule passion qu'il ait. C'est, me dira-t-il, à la volonté générale que l'individu doit s'adresser pour savoir jusqu'où il doit être homme, citoyen, sujet, père, enfant, et quand il lui convient de vivre et de mourir. Je vois bien là, je l'avoue, la règle que je puis consulter; mais je ne vois pas encore,' dira notre homme indépendant, la raison qui doit m'assujettir à cette règle. Il ne s'agit pas de m'apprendre ce que c'est que justice; il s'agit de me montrer quel intérêt j'ai d'être juste.' En effet, que la volonté générale soit dans chaque individu un acte pur de l'entendement qui raisonne dans le silence des passions sur ce que l'homme peut exiger de son semblable, et sur ce que son semblable est en droit d'exiger de lui, nul n'en disconviendra. Mais où est l'homme qui puisse ainsi se séparer de lui-même ? et, si le soin de sa propre conservation est le premier précepte de la nature, peut-on le forcer de regarder ainsi l'espèce en général pour s'imposer, à lui, des devoirs dont il ne voit point la liaison avec sa constitution particulière ? Les objections précédentes ne subsistent-elles pas toujours? et ne reste-t-il pas encore à voir comment son intérêt personnel exige qu'il se soumette à la volonté générale ?

De plus comme l'art de généraliser ainsi ses idées est un des exercices les plus difficiles et les plus tardifs de l'entendement humain, le commun des hommes sera-t-il jamais en état de tirer de cette manière de raisonner les règles de sa conduite? et quand il faudrait consulter la volonté générale sur un acte particulier, combien de fois n'arriverait-il pas à un homme bien intentionné de se tromper sur la règle ou sur l'application, et de ne suivre que son penchant en pensant obéir à la loi? Que fera-t-il donc pour se garantir de 'erreur? Écoutera-t-il la voix intérieure? Mais cette voix n'est, dit-on, formée que par l'habitude de juger et de sentir dans le sein de la société, et selon ses lois; elle ne peut donc servir à les établir. Et puis il faudrait qu'il ne se fût élevé dans son cœur

1 Originally disent-ils in the MS. It is a reference to Diderot and the 'philosophes.'

aucune de ces passions qui parlent plus haut que la conscience, couvrent sa timide voix, et font soutenir aux philosophes que cette voix n'existe pas. Consultera-t-il les principes du Droit écrit, les actions sociales de tous les peuples, les conventions tacites des ennemis mêmes du genre humain? La première difficulté revient toujours, et ce n'est que de l'ordre social, établi parmi nous, que nous tirons les idées de celui que nous imaginons. Nous concevons la société générale d'après nos sociétés particulières; l'établissement des petites républiques nous fait songer à la grande; et nous ne commençons proprement à devenir hommes qu'apres avoir été citoyens. Par où l'on voit ce qu'il faut penser de ces prétendus cosmopolites qui, justifiant leur amour pour la patrie par leur amour pour le genre humain, se vantent d'aimer tout le monde, pour avoir droit de n'aimer personne.

Ce que le raisonnement nous démontre à cet égard est parfaitement confirmé par les faits; et pour peu qu'on remonte dans les hautes antiquités, on voit aisément que les saines idées du droit naturel et de la fraternité commune de tous les hommes se sont répandues assez tard, et ont fait des progrès si lents dans le monde qu'il n'y a que le Christianisme qui les ait suffisamment généralisées. Encore trouve-t-on dans les fois mêmes de Justinien les anciennes violences autorisées à bien des égards, non seulement sur les ennemis déclarés, mais sur tout ce qui n'était pas sujet de l'Empire; en sorte que l'humanité des Romains ne s'étendait pas plus loin que leur domination.

En effet, on a cru longtemps, comme l'observe Grotius, qu'il était permis de voler, piller, maltraiter les étrangers et surtout les barbares, jusqu'à les réduire en esclavage. De là vient qu'on demandait à des inconnus, sans les choquer, s'ils étaient brigands ou pirates; parce que le métier, loin d'être ignominieux, passait alors pour honorable. Les premiers héros, comme Hercule et Thésée, qui faisaient la guerre aux brigands ne laissaient pas d'exercer le brigandage eux-mêmes; et les Grecs appelaient souvent traités de paix ceux qui se faisaient entre des peuples qui n'étaient point en guerre. Les mots d'étrangers et d'ennemis ont été longtemps synonymes chez plusieurs anciens peuples, même chez les Latins. Hostis enim, dit Cicéron, apud majores nostros dicebatur, quem nunc peregrinum dicimus. L'erreur de Hobbes n'est donc pas d'avoir établi l'état de guerre entre les hommes indépendants et devenus sociables; mais d'avoir supposé cet état naturel à l'espèce, et de l'avoir donné pour cause aux vices dont il est l'effet.

Mais quoiqu'il n'y ait point de société naturelle et générale entre les hommes, quoiqu'ils deviennent malheureux et méchants en devenant sociables, quoique les lois de la justice et de l'égalité ne soient rien pour ceux qui vivent à la fois dans la liberté de l'état de nature et soumis aux besoins de l'état social: loin de penser qu'il n'y ait ni vertu ni bonheur pour nous, et que le ciel nous ait abandonnés sans ressource à la dépravation de l'espèce, efforçons

N

nous de tirer du mal même le remède qui doit le guérir. Par de nouvelles associations, corrigeons, s'il se peut, le défaut de l'association générale. Que notre violent interlocuteur juge luimême du succès. Montrons-lui, dans l'art perfectionné, la réparation des maux que l'art commencé fit à la nature; montrons-lui toute la misère de l'état qu'il croyait heureux, tout le faux du raisonnement qu'il croyait solide. Qu'il voie dans une meilleure constitution de choses le prix des bonnes actions, le châtiment des mauvaises et l'accord aimable de la justice et du bonheur. Éclairons sa raison de nouvelles lumières, échauffons son cœur de nouveaux sentiments, et qu'il apprenne à multiplier son être et sa félicité, en les partageant avec ses semblables. Si mon zèle ne m'aveugle pas dans cette entreprise, ne doutons point qu'avec une âme forte et un sens droit cet ennemi du genre humain n'abjure enfin sa haine, avec ses erreurs; que la raison qui l'égarait ne le ramène à l'humanité; qu'il n'apprenne à préférer à son intérêt apparent son intérêt bien entendu; qu'il ne devienne bon, vertueux, sensible, et pour tout dire enfin, d'un brigand féroce, qu'il voulait être, le plus ferme appui d'une société bien ordonnée.

INDEX

Agriculture: respect of the Romans for,
pp. 98-9.

d'Alembert: his article on Geneva in
l'Encyclopédie, p. 14.

d'Antraigues, Comte: 'Sixteen Chapters

on Federation' entrusted to by Rous-
seau, and subsequently destroyed, pp.
154-5.

d'Argenson (French Minister of Foreign
Affairs, 1744-47): his Considérations
sur le Gouvernement de la France
quoted, pp. 5, 24, 45, 122. His ad-
vocacy of Provincial States, but sus-
picion of States General, p. 160.
Aristocracy: the 'best and most natural
form of Government,' pp. xxxiii, 60.
Its three forms: natural, elective and
hereditary. The last, the worst of all
Governments, the second the best, pp.
60, 75, 145..

Aristotle his views on the 'natural
priority of the State, p. 126; on the
natural inequality' of men, p. 5.
His
alleged preference for placing the
Government in the hands of the rich,
His definition of the tyrant, p.
P. 61.
77.

Association: Rousseau's ban on all 'par-
tial' associations, pp. xxx, xlii-xlvii;
pp. 24-5. Fatal consequences of this
doctrine, pp. xlii-xlvii.
Athens: confusion of Legislative and
Executive powers in her Constitution,
p. 27. Her cult of Letters, p. 46.
Aulard, M.: references to his Histoire
politique de la Révolution française,
pp. 134, 155, 171.

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of its hereditary Aristocracy, pp. 60,
90. A less favourable judgment of, p.

145.

Bodin: his Six livres de la République
quoted, pp. 14, 130.

Bosscha: his Correspondance de J.-J.
Rousseau avec M. M. Rey quoted,
pp. xi, 146, 147, 165.

Boucher: his De justa Henrici III.
abdicatione, p. lxi.

Burke: his double assault on Rousseau,
as individualist and the contrary, pp.
xiii, 170. His exaltation of the State,
as divinely ordained, p. xxv. His cari-
cature of Rousseau, p. xxxvi. His
conception of the 'rights' of men, as
their advantages,' p. xlv. His points
of contact with Rousseau, p. xlix.
His belief that the civil state is natural
to man, p. 126. His Letters on a
Regicide Peace, p. 130. On popula.
tion as a test of good government, p.
149. His objection to 'imperative
mandates,' p. 152.

Caligula his theory of Government, pp.
5, 34, 113, 127.

Calvin: his greatness as Lawgiver of
Geneva, pp. 35, 140.

Catherine II. of Russia: mutual flattery
between her and the French 'philo-
sophers,' p. 141.

Catholicism: an anti-civic religion, pp.
xxxix-xlii, 116-18, 122-24.

Censureship of Morals: its functions and
limitations, pp. 112-13.

Chardin his Voyages en Perse, pp. 70,
148.

Choiseul, Duc de (Chief Minister of
France, 1758-70): Rousseau's unfor-
tunate compliment to, pp. 63, 147.
Christianity: favourable to the social,
fatal to the civic, spirit, pp. xxxvii.
xxxix, 113-24, 162-3.

Civil Religion: Rousseau's views on, pp.
xxxvii-xliii, 113-24.

Clients an admirable institution, pp.
103, 161.

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