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par la raison; il décide peut-être heureusement, mais il ne saurait se rendre compte à lui-même de sa décision. Renfermé dans le cercle des jugements dont il a été le témoin, il ne peut sortir de ses bornes étroites sans s'exposer à faire autant de chutes que de démarches, et, confondant les faits qu'il devrait distinguer, il substitue des exemples qu'il applique mal, à des lois qu'il ne lit jamais.

Ainsi s'égarent souvent ceux qui n'ont que l'usage pour guide.

Non que, pour relever l'éclat de la doctrine, nous voulions imiter ici l'orgueil de quelques savants qui, par une témérité que la science même condamne, méprisent le secours de l'usage.

Nous sentons tous les jours et nous éprouverons encore longtemps la nécessité des leçons d'un si grand maître.

Mais ce maître, aussi lent que solide, ne forme ses disciples que par un secret et insensible progrès dans une longue suite d'années; et malheur au magistrat qui ne craint point de hasarder les prémices de sa magistrature, et de livrer à l'ignorance les plus beaux jours de sa vie, dans l'attente d'un usage qui est le fruit tardif d'une vieillesse éloignée, à laquelle il n'arrivera peut-être jamais!

La science nous donne en peu de temps l'expérience de plusieurs siècles. Sage sans attendre le secours des années, et vieux dans sa jeunesse, le magistrat reçoit de ses mains cette succession de lumières, cette tradition de bon sens, à laquelle le caractère de certitude, et, si l'on ose le dire, de l'infaillibilité humaine, semble être attaché. Ce n'est plus l'esprit d'un seul homme, toujours borné quelque grand qu'il soit; c'est l'esprit, c'est la raison de tous les législateurs, qui se fait entendre par sa voix, et qui prononce par sa bouche des oracles d'une éternelle vérité.

Loin du sage magistrat l'aveugle confiance de celui qui n'a pour garant de ses décisions que les seules lumières de sa faible raison; sa témérité sera criminelle, lors même

qu'elle ne sera pas malheureuse, et la justice lui demandera compte non-seulement de ses défaites, mais de ses victoires mêmes.

Flattons néanmoins sa présomption, et laissons-le se vanter de pouvoir découvrir les principes du droit naturel par les seules forces de son génie.

Mais ce droit naturel, qu'il prétend être du ressort de la simple raison, ne renferme qu'un petit nombre de règles générales. Le reste est l'ouvrage du droit positif, dont l'infinie variété ne peut être connue de l'esprit le plus sublime que par le secours de la science.

Chaque peuple, chaque province a ses lois, et, si on ose le dire, sa justice. Les montagnes et les rivières, qui divisent les empires et les royaumes, sont aussi devenues les bornes qui séparent le juste et l'injuste. La différence des lois forme plusieurs États dans un seul. Il semble que, pour abattre l'orgueil des hommes, Dieu ait pris plaisir à répandre la même confusion dans leurs lois que dans leurs langues; et la loi, qui, comme la parole, n'est donnée aux hommes que pour les réunir, est devenue, comme la parole, le signe et souvent le sujet de leurs divisions.

A la vue de cette multitude de lois dont le magistrat doit être l'interprète, qui ne croirait que, justement effrayé du poids de son ministère, il va consacrer tous les jours de sa vie à acquérir ce qui n'est que la science de son état? Triste mais digne sujet de la censure publique! Ce sera au contraire à la vue de cette multitude de lois qu'il prendra la téméraire résolution de n'en étudier aucune. L'étendue même de ses devoirs lui servira de prétexte pour ne les pas remplir; et il ne saura rien, parce qu'il doit beaucoup savoir.

Qu'a fait ce jeune sénateur pour parvenir à cette fermeté intrépide de décision avec laquelle il tranche les questions qu'il ne peut résoudre, et coupe le nœud qu'il ne saurait délier? Il ne lui en a coûté que de souffrir qu'on le fit magistrat. Jusqu'au jour qu'il est entré dans le sanctuaire de la

justice, l'oisiveté et les plaisirs partageaient toute sa vie; cependant on le revêtit de la pourpre la plus auguste; et celui qui, la veille de ce jour si saint, si redoutable pour lui, ignorait peut-être jusqu'à la langue de la justice, s'assied sans rougir sur le tribunal, content de lui-même et fier d'un mérite soudain qu'il croit avoir acheté avec le titre de sa dignité.

Il a changé d'état, il n'a pas changé de mœurs; les fonctions de la justice ne lui servent qu'à remplir le vide de quelques heures inutiles dont il était embarrassé avant que d'entrer dans la magistrature. Donner les premiers moments de la journée à la bienséance, et croire avoir acquis par là le droit de perdre tout le reste; courir de théâtre en théâtre, voler rapidement en ces lieux où le monde se donne en spectacle à lui-même, pour partager ensuite les heures de la nuit entre le jeu et la bonne chère: voilà la règle et le plan de sa vie, et, pendant que ce sont là ses plus sérieuses et souvent ses plus innocentes occupations, il ose se plaindre de n'avoir pas le temps nécessaire pour s'instruire des devoirs de son état.

Quelle règle pourra suivre celui qui fait profession de n'en point apprendre? Et faudra-t-il s'étonner si la légèreté préside souvent à ses jugements, si le hasard les dicte quelquefois, et presque toujours le tempérament? Puissances aveugles, et véritablement dignes de conduire un esprit qui a secoué le joug pénible, mais glorieux et nécessaire, de la science.

les

Combien voyons-nous en effet de magistrats errer continuellement au gré de leur inconstance, changer tous les jours de principes, et faire naître de chaque fait autant de maximes différentes; auteurs de nouveaux systèmes, créer et les anéantir avec la même facilité, aimer le vrai et le faux alternativement; quelquefois justes sans mérite, et plus souvent injustes par légèreté?

C'est ainsi que le magistrat qui ne veut relever que de sa

raison se soumet, sans y penser, à l'incertitude et au caprice de son tempérament.

Comme la science n'est plus la règle commune des jugements, chacun se forme une règle, et, si l'on ose le dire, une justice conforme au caractère de son esprit.

Les uns, esclaves de la lettre qui tue, sont sévères jusqu'à la rigueur; les autres, amateurs de cet esprit de liberté qui donne la mort à la loi même, portent l'indulgence jusqu'au relâchement. Les premiers ne voient point d'innocents, les autres ne trouvent presque jamais de coupables. Ils mesurent la grandeur des crimes non par la règle uniforme et inflexible de la loi, mais par les impressions changeantes et variables qu'ils font sur leurs esprits. Quelle preuve peut soutenir leur indulgente subtilité? Semblables à ces philosophes qui, par des raisonnements captieux, ébranlent Tes fondements de la certitude humaine, on dirait qu'ils veulent introduire dans la justice un dangereux pyrrhonisme qui, par les principes éblouissants d'un doute universel, rend tous les faits incertains et toutes les preuves équivoques. Ils appellent quelquefois l'humanité à leur secours, comme si l'humanité pouvait jamais être contraire à la justice; et comme si cette fausse et séduisante équité, qui hasarde la vie de plusieurs, en épargnant celle d'un seul coupable, n'avait pas toujours été regardée comme une compassion cruelle et une miséricorde inhumaine.

Ainsi s'effacent tous les jours ces règles antiques, respectables par leur vieillesse, que nos pères avaient reçues de nos aïeux, et qu'ils avaient transmises jusqu'à nous comme les restes les plus précieux de leur esprit.

Vous le savez, vous qui êtes nés dans des jours plus heureux, et qui avez blanchi sous la pourpre; vous le savez, et nous vous l'entendons dire souvent, il n'est plus de maxime certaine les vérités les plus évidentes ont besoin de confirmation; une ignorance orgueilleuse demande hardiment la preuve des premiers principes. Un jeune magistrat veut

obliger les anciens sénateurs à lui rendre raison de la foi de leurs pères, et remet en question des décisions consacrées par le consentement unanime de tous les hommes.

Ne portons pas plus loin la juste sévérité de notre censure: disons seulement que la justice, menacée de devenir souvent contraire à elle-même, redoute tous les jours cet esprit dont notre siècle est presque idolâtre. Plus le magistrat se flatte de ce dangereux avantage, plus elle craint de voir bientôt tous les jugements rendus arbitraires, et l'indifférence des opinions devenir la religion dominante de ses ministres.

Heureux donc le magistrat qui, désabusé de l'éclat de ses talents, instruit de l'étendue de ses devoirs, étonné des tristes effets du mépris de la science, donne à notre siècle l'utile et le nécessaire exemple d'un grand génie qui connaît sa faiblesse et qui se défie de lui-même!

Il marche lentement, mais sûrement. Pendant que la réputation de ceux qui ne sacrifient qu'à l'esprit s'use par le temps, et se consume par les années, sa gloire augmente tous les jours, parce que tous les jours il fait croître sa science avec lui.

Attentif à lui attirer l'amour encore plus que l'admiration des hommes, il sait la réconcilier avec les partisans mêmes de l'ignorance; elle perd en lui cet air de fierté et de domination qui lui fait tant d'ennemis; elle est simple, modeste et même timide; d'autant plus docile, qu'elle devient plus éclairée; cherchant à s'instruire par goût, et n'instruisant les autres que par nécessité.

Délices de l'inteliigence, douce et innocente volupté de l'homme de bien, elle délasse le magistrat des fatigues de ses emplois, elle ranime ses forces abattues par un long travail; elle est l'ornement de sa jeunesse, sa force dans un âge plus mûr, sa consolation dans la vieillesse.

C'est alors qu'il recueille avec plaisir ce qu'il a semé avec peine; et que, goûtant en paix les fruits délicieux de ses

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