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rare, et l'on a raison d'affirmer qu'une langue parfaite n'aurait point de vrais synonymes; c'est le seul cas où l'on puisse répondre affirmativement ainsi que Dumarsais et l'abbé Girard: mais comme aucune langue ne peut se glorifier d'avoir atteint une perfection qui probablement ne sera jamais que théorique, gardons nous de croire qu'il ne peut exister des synonymes parfaits bornons-nous à dire que ceux qui existent n'ont aucun intérêt pour nous, et que ce sont d'ailleurs presque toujours des mots représentatifs d'objets physiques et individuels. Quant aux autres mots qui, dans l'origine, ont pu être vraiment synonymes, l'usage établit graduellement entre eux des nuances qu'il faut saisir, auxquelles on peut même ajouter et qui deviennent de jour en jour plus nombreuses ou plus frappantes.

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Dumarsais lui-même paraît avoir le sentiment de cette vérité lorsqu'il ajoute : « Les mots anciens et les mots nouveaux d'une langue sont synonymes maints est synonyme de plusieurs, mais le premier n'est plus en usage. C'est la grande ressemblance de signification qui est cause que l'usage n'a conservé que l'un de ces termes et qu'il a rejeté l'autre comme inutile. Ce n'est donc qu'en considérant la langue française comme parfaite, comme arrivée à ce point où les langues peuvent mourir, mais ne vieillissent plus, qu'il a pu dire qu'elle ne contenait point de vrais

synonymes.

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Maintenant, dira-t-on, comment les synonymes (nous revenons au sens que notre définition donne à ce mot) se sont-ils introduits dans la langue? les causes de leur origine sont si multipliées que je me bornerai à indiquer les principales.

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1o La diversité des dialectes. Toutes les peuplades d'une grande nation, presque indépendantes les unes des autres avaient chacune leur dialecte particulier. Lorsque le dialecte de l'une d'elles a prévalu et est devenu la langue commune, il a été contraint de s'associer en quelque sorte les autres dialectes; de là une infinité de synonymes qui se sont distingués insensiblement, s'ils ne l'étaient pas déjà à cause de la marche différente qu'avaient suivie les diverses peuplades dans la formation des mots.

2o La variété des sources étymologiques. Ce n'est pas du latin seulement que le français dérive; plusieurs autres

langues ont concouru à sa formation; les Phéniciens et les Grecs ayant formé des colonies le long des côtes de la mer Méditerranée, y laissèrent des traces de leur langage et de leurs mœurs. Les Francs, lors de leur invasion dans les Gaules y apportèrent le Teutonique, qui s'associa bientôt au Gaulois; on en trouve des exemples dans la Préface que Borel a mise en tête de son Dictionnaire du vieux français. Avant les Francs étaient venus les Romains, dont la domination s'était établie dans une partie des Gaules, et dont la langue constituait l'ancien Romant qui a servi de base au français actuel. Les irruptions des Anglais en Bretagne, la conquête de l'Angleterre par Guillaume, donnèrent lieu à de nouveaux mélanges, et cette multiplicité de langues qui se réunirent pour former le français, a été la source d'un grand nombre de synonymes. On en a déjà vu une preuve dans les mots bannir, exiler. Je pourrais en citer beaucoup d'autres; je me bornerai à une seule, tirée des mots guerrier, belliqueux.

Belliqueux a été formé du latin bellum: guerrier est l'adjectif du substantif guerre, dérivé du vieux mot tiois (1) werra, qui signifiait sedition, guerre intestine, et qui se retrouve dans les Capitulaires de Charles le Chauve (tit. 23, chap. 15), ainsi que dans l'Épitre de l'empereur Henri. (Voyez les ANNALES du moine Geoffroy, sur l'an 1195.) C'est originairement le teutonique wahren, garder garantir; sich bewahren, se défendre, se tenir sur ses gardes, d'où les Anglais ont tiré les mots war, guerre; to ward, garder, etc. La filiation de ce mot est susceptible de grands développemens, mais il me suffit de montrer par cet exemple quelle infinité de synonymes ont dû naître de la variété des langues qui ont concouru à la formation de la nôtre.

3° La facilité que les savans avaient, dans l'origine, pour former de nouveaux mots par des alliances étymologiques, souvent obscures et bizarres, fut une nouvelle source de synonymes; elle y contribua encore indirectement en répandant sur le sens propre des mots une indétermination

(1) On appelle langue tioise celle qui se forma du mélange de l'allemand et du gaulois, lors de l'établissement des Francs dans les Gaules: on l'appelle aussi theuth-francou franc-theuth.

que le petit nombre des gens lettrés et des livres était peu propre à dissiper. Nous savons que l'orthographe a demeuré long-temps incertaine; sous Louis XIV même la plupart des gens de la cour en ignoraient les règles; c'est le siècle de Louis XV qui l'a rendue vulgaire, et cependant une incorrection qui blesse à la fois l'œil et l'entendement devait être plus facile à écarter, que l'indécision du sens des mots, dont l'entendement seul est offensé. Or, cette indécision, est comme nous l'avons vu, ce qui s'oppose le plus à la distinction des synonymes.

4°. Le passage des mots de leur sens propre à un sens figuré n'a pas peu contribué à augmenter le nombre des synonymes. Les langues les plus riches, dit Dumarsais, n'ont point un assez grand nombre de mots pour exprimer chaque idée particulière par un terme qui ne soit que le signe propre de cette idée; ainsi l'on est souvent obligé d'emprunter le mot propre de quelque autre idée qui a le plus de rapport à celle qu'on veut exprimer. » De nouveaux liens de synonymie ont ainsi associé des mots jusque là éloignés les uns des autres. L'influence de tous les tropes s'est fait plus ou moins sentir. La métaphore, en transportant la signification propre des mots à une signification qui ne peut leur convenir qu'en vertu d'une comparaison que l'esprit a conçue; la métonymie, en prenant le signe pour le signifié, l'effet pour la cause, le contenant pour le contenu; la synecdoche, en généralisant ou particularisant le sens propre des mots; plusieurs autres tropes enfin ont fait naître de nouveaux rapports de synonymie. Aussi c'est par métaphore que le mot lumière, qui ne désignait d'abord que la clarté, le jour, est devenu au pluriel synonyme des mots connaissances, sciences, etc. C'est par synecdoche que l'expression les mortels, qui comprend à la rigueur tous les animaux sujets à la mort comme nous, est synonyme des expressions les humains, les hommes, etc. La fécondité de cette cause est trop évidente pour qu'il soit nécessaire d'entrer dans de plus longs développe

mens.

5. Les termes, en passant de l'une des parties du discours à une autre, n'ont pas toujours gardé le même sens. Les verbes formés d'un substantif se sont écartés de leur origine; les adverbes, les adjectifs, ont suivi une marche aussi irrégulière. Voltaire a même remarqué que « les

mots en passant du substantif au verbe ont rarement la même signification.» Ainsi le substantif félicité est synonyme de bonheur; le verbe féliciter qui en dérive est synonyme de congratuler; l'adjectif plaisant s'est formé du verbe plaire, et a désigné d'abord ce qui plaît, ce qui charme; ce sens s'est altéré dans la suite, il est devenu synonyme de comique, facétieux, ridicule; enfin il a formé lui-même le verbe plaisanter, tandis que son contraire déplaisant a gardé sa première signification; nouvelle source d'une infinité de synonymes.

Telles sont les principales causes qui ont étendu la synony'mie des mots; je n'en indiquerai pas un plus grand nombre ; ceux qui s'appliqueront avec soin à cette partie de la grammaire pourront s'occuper à les rechercher; ils verront bientôt que cette recherche répand un grand jour, non seulement sur l'histoire des synonymes, mais encore sur celle de la langue, et que cette branche des travaux du philologue, quelque particulière qu'elle paraisse d'abord, porte des fruits qui ne sont pas à dédaigner.

Cette utilité gagnera autant en étendue qu'en impor-. tance, si l'on considère l'étude des synonymes sous un point de vue plus général : elle exerce la sagacité de l'esprit en l'accoutumant à distinguer ce qu'il serait aisé de confondre; en déterminant le sens propre des termes, elle prévient les disputes de mots dont une équivoque, un malentendu, sont presque toujours la cause; elle fixe l'usage dont elle devient le témoin et l'interprête; elle recueille, pour ainsi dire, les feuilles éparses où sont contenus les oracles de cette impérieuse Sibylle; elle peut même les suppléer en s'aidant des ressources que l'analyse logique et grammaticale lui fournit ; elle fait acquérir au style cette propriété d'expression, cette précision, pierre de touche des grands écrivains; enfin elle enrichit la langue de tous les termes qu'elle distingue d'une manière positive ce n'est pas la répétition des mêmes sons, mais celle des mêmes idées qui fatigue le lecteur; l'esprit se lasse plus aisément que l'oreille; la preuve en est dans cette multitude de particules, de conjonctions, etc., dont le retour continuel n'est pas pénible à l'entendement, parce qu'elles amènent ou remplacent de nouvelles idées la variété des idées est donc plus essentielle à la richesse de la langue que celle des sons; rien ne contribue aussi efficacement à l'augmenter, que l'étude

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des synonymes; elle rend aux divers mots d'une même famille leur physionomie propre et leur caractère original; elle sépare, en quelque sorte, les rameaux d'un même tronc, et l'influence qu'elle exerce sur la clarté des expressions, s'étend aux idées même qui acquièrent par elle une netteté plus grande.

L'importance de cette étude est donc incontestable; aussi a-t-elle été sentie dans les temps anciens comme de nos jours. Cicéron et Quintilien, peut-être les deux juges les plus compétens que l'antiquité puisse offrir sur cette matière, ont parlé positivement de la nécessité de distinguer les synonymes: « Quamquam enim vocabula, dit le premier propè idem valere videantur, tamen quia res differebant, nomina rerum distare voluerunt. Car, bien que les mots paraissent avoir à peu près le même sens, il existe toujours entre eux une différence due à celle qui existe entre les objets qu'ils sont destinés à représenter » (Vid. Cic. Top. c. 8, § 34.) Quintilien dit aussi : « Pluribus autem nominibus in eâdem re vulgò utimur, qui tamen, si deducas, suam propriam quamdam vim ostendent. Inst. or. VI, 3, 17. Nous nous servons souvent de plusieurs mots pour exprimer la même chose; mais si vous les analysez avec soin, vous verrez qu'ils ont chacun leur propriété par ticulière.

Les anciens ont dû par conséquent s'occuper de cette étude : l'histoire de leurs travaux et de ceux des grammairiens modernes, tant nationaux qu'étrangers, est assez peu connue pour que les lecteurs attentifs y trouvent de l'intérêt : j'entrerai dans quelques détails sur les ouvrages les plus importans par leur réputation ou par leur mérite.

Le plus ancien des auteurs connus sur cette matière, est le grammairien Ammonius, qui florissait au commencement du deuxième siècle de l'ère chrétienne, et qui a écrit en grec un traité sur la différence des mots synonymes, περὶ ομοίων καὶ Διαφόρων λέξεων. On ne connaissait guère ni l'ouvrage ni l'auteur avant l'édition que le célèbre Valckenaer en donna à Leyde en 1739; le nom même d'Ammonius, l'époque où il vivait, le texte de son livre, étaient des sujets de discussion et de doute. Les uns attribuaient ce Traité à un certain Herennius Philo, prédécesseur d'Ammonius; les autres lui donnaient pour auteur un Ammonius plus moderne; dont l'historien Socrate fait men

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