Page images
PDF
EPUB

sant. Au Parlement, à Saint-James, dans les conseils étrangers, dans les cours de l'Europe, sur les champs de bataille, partout il dominait les hommes. Son éducation avait été fort négligée, à peine savait-il l'orthographe, et cependant quand il se levait pour prendre la parole à la Chambre des lords, l'assemblée entière était suspendue à ses lèvres et les orateurs les plus consommés, les princes de la tribune anglaise enviaient cette éloquence naturelle qui touchait sans efforts; et il exerçait ce prestige jusque sur ses ennemis, à tel point que Bolingbroke disait un jour à Voltaire, en parlant de lui: « C'était un si grand homme que j'ai oublié ses vices 1. »

A l'époque où nous sommes arrivés, Marlborough est le plus puissant personnage de l'Angleterre par sa femme, confidente de la reine, il gouverne le palais; par les whigs, devenus ses amis, le Parlement et les ministres ; par son grade et sa popularité militaire, l'armée; par le prince Eugène, son compagnon d'armes, le conseil de l'Autriche ; par son vieil ami Heinsius, les États-Généraux; par l'autorité de son nom, l'adresse de sa conduite, la souplesse de son caractère, la Prusse 2 et les princes de l'Empire. C'est lui qui achète leurs régiments, qui règle leurs subventions, qui apaise leurs querelles. Il est la tête et le bras de la coalition. Aussi puissant que Cromwell, plus roi que Guillaume III, sans affection et sans

1 Voltaire, édition Beuchot, t. XXXVII, lettre XII, page 172. 2 Voltaire raconte qu'il présenta un jour la serviette au roi de Prusse à son dîner, afin d'en tirer huit mille soldats.

haine, il justifie ce mot de Machiavel: L'univers appartient aux flegmatiques'. »

Maître absolu de son armée des Pays-Bas, Marlborough conçoit l'audacieux projet de la porter sur le Danube et d'écraser Marsin et l'Electeur, sous l'effort réuni des Anglais et des Hollandais, des Autrichiens et des Allemands. Il rassemble à Maëstricht trente mille vieux soldats, remonte le Rhin et arrive à Coblentz, où ce grand fleuve reçoit la Moselle. Villeroy, qui commande en Belgique, croit que Malborough veut pénétrer en France et s'empresse d'avertir Louis XIV de cette invasion présumée 2; mais loin de remonter la Moselle, Marlborough traverse le Rhin, rejoint à Mayence les Prussiens et les Hessois et les entraîne à sa suite; il passe le Mein, le Necker, s'avance à pas précipités sur le Danube, et rejoint près d'Ulm les troupes de l'Empire et de l'Autriche, commandées par Eugène et Louis de Bade 3. Sans tirer un coup de canon, sans perdre un homme, Marlborough accomplit ainsi cette marche longue et périlleuse, de laquelle dépendait le sort de l'Allemagne.

Trop tard désabusé, Louis XIV enjoint à Tallard, qui commande trente mille hommes en Alsace, d'aller

1 Sur Marlborough, V. Macpherson's Papers'.-Mémoires de Bolingbroke.- Correspondance of Sarah Jennings, duchess of Marlborough.Marlborough Dispatches.- Miss Agnès Strickland. M. Macaulay et les diverses vies de Marlborough.

-

2 Archives de la Guerre, vol. 1736, no 105. Lettres de Villeroy au

roi. 18 mai 1704. Pelet, IV, 32.

3 22 juin 1704.

au secours de Marsin, et il ordonne à Villeroy, dont la fatale méprise a causé tout le mal, de se rapprocher du Rhin et de couvrir la marche de Taliard. Celui-ci passe le fleuve, mais au lieu de secourir Maximilien, il assiége la petite ville de Villingen, à l'extrémité de la forêt Noire, en alléguant la nécessité de tenir cette place pour s'assurer une retraite vers la France.

Menacée par Marlborough, délaissée par Tallard, l'armée française semblait perdue. Elle comptait au plus trente mille soldats, épuisés par deux campagnes, et les alliés approchaient avec soixante mille hommes; ils emportaient le camp retranché du Schellenberg qui protégeait l'Electorat, et entraient en Bavière. On était en juillet; les récoltes couvraient la terre : leur cavalerie saccagea les moissons, pilla deux cents villages, brûla la ville de Pruck, et s'avança jusqu'aux portes de Munich. Un ambassadeur impérial arrivait en même temps au camp de Maximilien et sollicitait sa défection par des offres considérables.

Mais ni les ravages, ni les séductions de l'ennemi

1 « Nous campâmes en vue de l'ennemi, dit une relation contemporaine....., il nous fut impossible de l'attaquer et nous ne pûmes faire autre chose que de brûler et saccager son pays, à l'effet de quoi nous employâmes un détachement de quatre mille chevaux qui mirent le feu jusqu'à une heure de Munich. Toute la ville de Pruck fut ainsi réduite en cendres, aussi bien que tous les villages d'alentour. Voyant que l'électeur ne voulait point changer de parti et qu'il se faisait fort de l'arrivée du maréchal Tallard...... Relation de la bataille de Blenheim publiée à la Haye.

ne décidèrent l'Électeur à trahir. Louis XIV lui avait annoncé l'approche de Tallard; il l'attendit. Après trois semaines pourtant, sollicité par sa famille et par sa cour, désespéré des souffrances de son peuple, il écrivit à Louis XIV que si, le 15 juillet, Tallard n'avait point passé la forêt Noire, il se verrait contraint de poser les armes. Le délai allait expirer : déjà l'Electeur se croyant dégagé de sa parole, prétait l'oreille aux propositions de l'Autriche, lorsque Marsin arracha Tallard au siége de Villingen, si maladroitement prolongé, en lui révélant les dispositions de Maximilien'. Tallard quitte aussitôt Villingen, et par une marche rapide rejoint l'Electeur sous les murs d'Augsbourg. Il amenait trente mille soldats, qui rendaient au moins égales les chances de la bataille. Elle se donna quelques jours après, à côté du village de Blenheim, et, par une dérision de la fortune, dans ces mêmes plaines d'Hochstedt, où Villars, l'année précédente, avait battu les Impériaux.

Dans la nuit du 12 au 13 août 1704, les ennemis se préparent au combat, et, aux premiers rayons du soleil, la vaste plaine d'Hochstedt apparaît couverte d'hommes et de chevaux, et comme noire de soldats 2. A l'aspect de ces mouvements, qui annoncent la bataille, les Français font aussitôt leurs disposi

⚫ Venez en toute diligence, car, autant que je puis le voir, il n'y a encore rien de fait; il n'y a point d'autre moyen que votre arrivée à l'armée, pour empêcher que les choses ne passent plus loin...... » Archives de la Guerre, vol. 1750, no 76. 13 juillet 1704. Pelet, IV, p. 524. * Récit d'un témoin oculaire.

tions. Tallard s'établit près de Blenheim avec la droite; Marsin et l'Électeur, formant le centre et la gauche, se rangent à ses côtés, sur un terrain difficile entouré de marais et de ravins, derrière lequel coulait le Danube. Dans cet ordre de bataille si défectueux, les deux armées de Tallard et de Marsin n'étaient pas confondues, et elles allaient combattre côte à côte, comme des armées étrangères. Tallard avait devant lui Marlborough, les Anglais et les Hollandais; Marsin, le prince Eugène avec les Autrichiens et les Allemands.

A neuf heures du matin l'artillerie ouvre le feu des deux côtés; mais non avec un égal avantage; celle de Tallard, placée sur les hauteurs de Blenheim, et forte de quatre-vingts pièces de campagne, dominait les colonnes de Marlborough, et emportait des files entières. Excités par le succès, nos canonniers tiraient sans relâche, et leurs feux étaient si rapides, qu'ils semblaient des feux de mousqueterie '. Marlborough les essuya de pied ferme : il attendait, pour en venir aux mains, qu'Eugène attaquât Marsin, et tandis que son collègue, gêné par des marais, avançait lentement sur les nôtres, Marlborough resta trois heures immobile, voyant tomber ses soldats sous le feu de notre artillerie. A midi enfin, le canon du

1 Le feu fut si vif jusqu'à midi que la mousqueterie ne l'eût pas été davantage. On y était excité par l'effet extraordinaire qu'il faisait; chaque coup perçait leurs bataillons et quelques-uns en écharpe, et de la inanière dont les ennemis étaient postés, il n'y eut pas un coup de perdu.» Archives de la Guerre, vol. 1751, no 29. 18 septembre 1704. Lettres du baron de Quincy à Chamillart. Pelet, IV, p. 753.

« PreviousContinue »