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voix, et, malgré leurs sympathies contraires, la Sorbonne, le Parlement de Paris, toutes les Facultés et tous les Parlements du royaume, l'enregistrent en silence. Mais la bulle, loin de finir le débat, ne fait que l'envenimer; en dépit des ordres de Louis XIV, qui la soutient comme loi de l'État, du sein même des corporations qui l'ont reçue, de nombreuses voix protestent.

Le roi les étouffe par la force. Il lance des lettres de cachet, interne, exile, emprisonne et poursuit les opposants jusque dans les pays étrangers, sur les terres de Philippe V. A Malines, il fait saisir le compagnon du grand Arnauld, le P. Quesnel. L'archevêque de Bruxelles enferme ce vieillard septuagénaire dans ses prisons, où il lui interdit la messe et le retient dans la plus dure captivité. Un gentilhomme flamand, le marquis d'Aremberg, perce la muraille et fait évader Quesnel, qui se sauve en Hollande; il est arrêté à sa place et conduit à la Bastille, ainsi qu'un autre ami de Quesnel, M. Willart, savant historiographe du temps, qui reste captif pendant douze années. Le Bénédictin Jean Tiron subit le même sort; il était regardé comme suspect pour avoir écrit contre les Jésuites. Un ami de Quesnel, le Bénédictin Gerberon, vieillard de quatre-vingts ans, est arrêté en Belgique, conduit à Amiens, puis au donjon de Vincennes, d'où, après sept ans de capti

1 Tenu pour suspect. Ces mots se trouvent souvent dans les qualités des prisonniers. V. Bastille dévoilée (Paris. Charpentier. 1789-90), t. ler, p. 59.

vité, il sort la tête tellement affaiblie qu'il meurt l'année suivante. On saisit à Rouen l'Oratorien Dubreuil, dénoncé comme ayant reçu de Hollande des livres jansénistes, et on le conduit à la Bastille, où il meurt après quinze ans de captivité 1.

L'archevêque de Paris, plus éclairé et plus humain que son prédécesseur, élève en vain la voix en faveur des victimes. Madame de Maintenon lui représente froidement l'inutilité de ses efforts: «Tout ce que vous direz au roi contre les lettres de cachet, lui écrit-elle, n'en diminuera pas le nombre. On est persuadé qu'on a le droit de les donner. Vous direz de bonnes raisons; mais quelle apparence que vous l'emportiez sur trois ministres, sur tous ceux qui les ont précédés, dont ils citent l'exemple, et sur l'habitude de gouverner ainsi 2 ? »

Les persécutions continuent, mais avec elles aussi les résistances; et un véritable schisme éclate dans l'Église. D'un côté se rangent le roi, le clergé des villes, la majorité des ordres religieux; de l'autre, plusieurs évêques, le clergé de Paris, un grand nombre de curés de campagne, la Magistrature, l'Université, les ordres savants ou austères des Bénédictins, des Oratoriens ou des Chartreux, qui tous au fond du cœur repoussent et haïssent la bulle.

Parmi eux, au premier rang, se place l'abbaye de

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M. Sainte-Beuve, Port-Royal,

1 V. Histoire du livre des Réflexions morales, t. ler. voilée. Mémoires de Saint-Simon.

t. II, p. 182.

2 Lettres de madame de Maintenon au cardinal de Noailles, 11 janvier

1706. Edition Auger, III, p. 61.

Port-Royal des Champs. Cet humble couvent de filles combat avec les forts. Ici s'ouvre la dernière lutte de Port-Royal, marquée par de généreux sacrifices et d'épouvantables représailles, lutte inégale et héroïque qui trouble les derniers instants et l'agonie même de Louis XIV.

CHAPITRE XVI.

LA HONGRIE.-III.

(1705-1707.)

Forces de Ragoczi en 1705. Mort de Léopold Ier et avénement de Joseph Ier.-Inutiles tentatives de paix faites par l'empereur.-Confédération des Magyares à Seczim.-Ouverture du congrès de Tirnau -Continuation des hostilités.-Insurrection de la Transylvanie.Marches d'Herbeviller à travers les steppes pour la réduire.-Bataille de Czibò.-Désobéissance de Karoly. - Défaite des Magyares. - Soumission de la Transylvanie.-Trêve entre les Autrichiens et les Magyares.-Secrète mission de la princesse Ragoczi auprès de son époux. -Son noble dévouement. — Désintéressement de Ragoczi. Conférences de Tirnau. - Violents débats entre les Autrichiens et les Magyares.-Rupture des conférences. — Conséquences de cette rupture. -Reprise des hostilités. — Défection du général magyare Forgatz.— Diète sanglante d'Onod.—Meurtre de deux députés.—Forces de Ragoczi au printemps de 1707.

Il faut de nouveau quitter la France, revenir sur les champs de bataille et reprendre le récit de tant de guerres interrompues, la guerre de Ragoczi contre l'Autriche, celle de Charles XII contre le Nord, celle de Louis XIV contre la Grande-Alliance. Nous avons laissé les lieutenants de Ragoczi ravageant les faubourgs de Vienne, tandis que le prince réorganisait son armée dans les montagnes de la haute Hongrie, et se préparait à envahir l'Autriche au printemps. Il tente en effet l'exécution de ce dessein, et descend

des Carpathes avec cinquante mille hommes, au mois de mai 1705, mais, au moment où les masses hongroises se dirigent vers le Danube, le sombre et implacable Léopold Ir vient à mourir 1, et cette mort, qui appelle au trône son jeune fils Joseph 12, prince loyal, tolérant et généreux, suspend la marche des Magyares.

A peine assis sur le trône, le nouvel empereur montra à l'égard des insurgés l'esprit de conciliation qui devait l'animer durant tout son règne. Cinq jours après la mort de Léopold 3, il publia un manifeste où il déclarait qu'il était entièrement étranger à la politique de son père, et où il accordait la plus complète amuistie à ceux qui poseraient les armes et resteraient dans leurs foyers. Pour montrer en même temps la sincérité de ses intentions, il renvoya les ministres de Léopold, tous attachés aux Jésuites, qui avaient gouverné sous son père. Il destitua ensuite le cruel Heister, le remplaça par le comte lorrain Herbeviller, général doux et humain, et envoya aux insurgés des plénipotentiaires. Exaltés par leurs forces, ceux-ci demandèrent d'abord la cession de la

15 mai 1705.

* Joseph Ier, frère aîné de l'archiduc Charles (le compétiteur de Philippe V, reconnu roi d'Espagne par la Grande-Alliance sous le nom de Charles III), né en 1678, empereur et roi de Hongrie en 1705, mort eu 1711. Il avait alors vingt-cinq ans et la plus charmante figure, le teint blanc, les yeux bleus, des cheveux blonds.... V. William Coxe, t. IV, p. 267. Joseph ler a plusieurs traits de Joseph II. Quoique sincèrement religieux, il était tolérant et éclairé. N'étant pas général, il eut le bon esprit de laisser faire ses généraux. Son seul défaut fut d'aimer les femmes avec passion.

3 Quinto die post obitum patris. » Pray, t. let, p. 460,

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