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suivant saint Jérôme, on allait autrefois à Rome pour y contempler Tite-Live, « les étrangers venus alors à Paris y cherchaient autre chose que Paris, et regardaient moins la ville qu'un seul homme1. » Par un de ces revirements de l'opinion, si soudains dans notre pays, la France entière exalte les mérites, les vertus, les souffrances des solitaires, et les célèbre comme des saints et des martyrs.

Au milieu de cette ivresse publique, les Jésuites seuls ne s'endormaient pas, et, à la faveur de la paix, ils préparaient la guerre. Jusqu'ici, les deux abbayes, l'aînée et la cadette, Port-Royal de Paris et PortRoyal des Champs, avaient lutté côte à côte, mais la première avait été la plus éprouvée, Louis XIV ayant dispersé les sœurs jansénistes et mis à leur place des orthodoxes; à l'instigation des Jésuites, le roi fit plus encore. L'abbaye de Paris était élective comme celle des Champs, Louis XIV la déclara royale, c'est-àdire qu'il se réserva la nomination de ses abbesses, laissant élective comme autrefois la maison des Champs. Il partagea ensuite les biens des deux monastères restés en commun, opposant ainsi leur croyance, leur organisation et leurs intérêts, et préparant leur désunion dans l'avenir 2. Port-Royal devenait de la sorte la rivale de Port-Royal des Champs, rivale puissante et jalouse qui devait un jour tuer sa sœur.

Cette misérable transaction, cependant, si célé

1 Fontaine, t. II, p. 403.

2 Arrêt du Conseil, du 23 mai 1669. Histoire abrégée de Port-Royal, p. 30.

brée sous le nom poinpeux de paix de l'Eglise, ne pouvait durer. Aussi fragile que ces innombrables trêves signées entre les Armagnacs et les Bourguignons, entre les protestants et les catholiques, et tous les partis inconciliables, elle était surtout l'œuvre de la duchesse de Longueville, qui soutenait de son crédit cette paix chancelante, et les persécutions recommencèrent à la mort de cette généreuse patronne de Port-Royal. Dès qu'elle eut rendu le dernier soupir, l'archevêque de Paris, M. de Harlay, prélat savant, mais voluptueux et mondain 2, se rendit à Port-Royal de Paris avec des commissaires et expulsa douze sours jansénistes 3, puis de là à Port-Royal des Champs, où il interdit les sacrements aux religieuses dans les termes les plus cruels. Il leur défendit de recevoir à l'avenir aucune sœur jusqu'à ce que leur nombre fût réduit à cinquante, renvoya sur-le-champ toutes les novices et les pensionnaires, après les avoir dépouillées de leurs uniformes. Les solitaires et jusqu'aux confesseurs du couvent, MM. de

1 Madame de Longueville mourut le 15 avril 1679, après vingt-sept ans de pénitence. On pourrait l'appeler Notre-Dame de Port Royal; elle mériterait aussi bien ce nom que madame Tallien, la Notre-Dame de Thermidor.

M. Sainte-Beuve (t. III, p. 235) cite un noël très-piquant sur sa charité. Dulaure rapporte des couplets moins édifiants encore. Madame de Lesdiguières passait pour sa maîtresse, et cette relation était tellement publique que madame de Maintenon ne craint pas d'en parler. Le P. de Lachaise, écrit-elle en février 1687, est mieux que jamais dans l'esprit du roi il agira désormais sans M. l'archevêque de Paris, et madame de Lesdiguières ne verra plus le clergé de France à ses genoux. C'étoit un grand scandale. »>

3 Dufossé, p. 245-246.

Sacy et de Sainte-Marthe, partagèrent le même sort1. Les compagnons de Pascal quittèrent, pour n'y plus revenir, leur petite maison des Granges, et se dispersèrent sous le coup de lettres de cachet qui menaçaient leur liberté. Sacy, Lancelot, Fontaine et Dufossé, se cachèrent dans les provinces. Le grand Arnauld, Tillemont, Sainte-Marthe, Pontchâteau, Nicole, vieux, infirmes et pauvres, s'enfuirent dans les Pays-Bas 2. C'est alors qu'Arnauld fit cette belle réponse à Nicole, qui parlait d'accommodement et de repos : « N'avons-nous pas l'éternité pour nous reposer? »

La guerre détournant l'attention, les fugitifs. repassent peu à peu la frontière; ils ne peuvent cependant revenir aux Granges, où leur maison reste pour toujours vide et désolée. Louis XIV laisse mourir en paix ces vieillards, mais en les dispersant dans le royaume, Nicole à Paris, Sacy et Luzancy à Pomponne, Dufossé en Normandie, Sainte-Marthe à Corbeville, Tillemont à Vincennes, Desmares à Liancourt, Beaupuis à Beauvais, Fontaine à Melun, Lancelot à Quimperlé, au fond de la Bretagne. Le brillant abbé de Pontchâteau se retire à l'abbaye des Bénédictins d'Orval, dans le Luxembourg, où il demeure jusqu'à sa mort, caché sous les humbles vêtements

1 17 mai 1679.-Dufossé, p. 242.-Fontaine, t. II, p. 499.

« Le pauvre M. Nicole est dans les Ardennes, écrit alors madame de Sévigné (le 31 mai 1680), et M. Arnauld, sous terre comme une taupe. »

En sa terre du Fossé.

d'un jardinier'. Le grand Arnauld reste en Belgique, où il continue ses infatigables polémiques, et, fidèle au vœu de sa mère, il combat jusqu'à ses derniers moments. Malgré l'exil, ou plutôt en raison même de l'exil, il était resté tellement patriote qu'il refusait de croire aux moindres revers de la France. Il portait si loin cet amour de son pays que, sur la fin de ses jours, comme il était sujet à tomber dans un assoupissement que l'on croyait dangereux, ses amis ne savaient pas de meilleur moyen pour le tirer de cette torpeur que de lui crier, ou que Louis XIV avait levé le siége d'une ville, ou que les Français étaient battus. Le vieillard alors se réveillait, et, retrouvant sa vivacité naturelle, disputait contre les assistants, et soutenait que la nouvelle était impossible 2. Après la plus longue et la plus noble carrière, Arnauld s'éteint à quatre-vingt-deux ans, dans les bras du P. Quesnel, son disciple, qui rapporte son cœur à Port-Royal. Mais son corps, proscrit pendant sa vie, reste proscrit malgré la mort : il repose à SainteCatherine de Bruxelles, oublié comme les martyrs des causes perdues.

Le jansénisme semblait vaincu par les persécutions et par le temps, lorsque, dès les premiers jours du XVIII° siècle, une dispute d'école le ranima. Le 20 mars 1701, plusieurs docteurs en théologie ayant posé en Sorbonne la question suivante, ou, pour nous servir du mot consacré, ce cas de conscience: « Peut-on

1 Dufossé, p. 376.

2 Racine, p. 178.

donner l'absolution à celui qui ne croit pas que les cinq propositions soient dans Jansenius et qui ne croit pas que l'Église puisse en exiger la croyance? » tous les docteurs jansénistes affirmèrent qu'une telle personne était assurément en état de grâce, et ils rédigèrent un écrit qui décidait ainsi le cas de conscience 1. C'était une véritable déclaration de guerre. Le cas de conscience rappelait toutes les brûlantes questions des temps passés, la doctrine de Jansénius, l'existence des cinq propositions, le droit d'examen, la soumission à l'Église. Une seconde génération se levait pour combattre, et la lutte allait recommencer sur un nouveau champ de bataille pour se prolonger à travers tout le xvir siècle, jusqu'aux marches de l'échafaud de Louis XVI.

Aigri par ces querelles, qui durent depuis soixante années, Louis XIV enjoint aux docteurs qui ont signé le cas de conscience de rétracter leurs signatures. Sous le coup de la menace royale, tous obéissent à l'exception d'un seul, le docteur Petit-Pied; une lettre de cachet l'exile à Beaune. Le nouvel archevêque de Paris, M. de Noailles 2, condamne expressément le cas de conscience 3, et le pape confirme l'anathème dans la bulle Vineam Domini. Cette bulle subit d'abord sans obstacle toutes les formalités établies pour la réception des actes pontificaux en France. L'assemblée du clergé l'adopte d'une seule

1 Histoire du cas de conscience.

2 Il avait remplacé en 1695 M. de Harlay.

3 Février 1702.

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