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et à toutes les républiques du monde chrétien 1, et commençant de la sorte: « Les blessures de l'illustre nation hongroise se rouvrent 2. » Il y rappelait la violation de la constitution, « l'ignomineuse abrogation de cette inviolable loi de ce grand roi, André II, qui avait été jusqu'à ces derniers temps la pierre angulaire de la liberté hongroise,» la terreur militaire, le nom maudit de Caraffa, les veuves et les orphelins d'Epéries, et le sang injustement répandu qui criait vengeance vers le ciel.

Mais sans respect pour ses instructions, les paysans déploient ses étendards et se soulèvent sans l'attendre, pillent les églises et les châteaux; ils épouvantent les gentilshommes au lieu de les rallier. Le comte Karoly, l'un des plus grands seigneurs de la Hongrie, rassemble la noblesse des comtés voisins pour étouffer cette jacquerie, culbute les insurgés à Dolha 3 dans une rencontre, et rejette leurs bandes éparses sur les frontières de Pologne.

Ragoczi se trouvait en Gallicie, dans le château du général polonais Potosky, palatin de Kiovie, où il se disposait à passer la frontière, lorsqu'il apprit la déroute des paysans. Il consulta son ami sur le parti qu'il devait prendre. Comme il jouait sa tête, le palatin n'osa prendre la responsabilité d'un conseil.

1 Révolutions de Hongrie, t. II, p. 54.

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a Recrudescunt inclytæ gentis Hungariæ vulnera. Ce manifeste latin est dans Katona, t. XXXVI, p. 288. La traduction française se trouve dans les Révolutions de Hongrie, t. II, p. 90 et suiv.

3 Dans le comté de Marinaros. Engel, t. V, p. 184.

Ragoczi dès lors n'écouta que sa conscience. La Hongrie l'appelait; il ne pouvait laisser massacrer sans les rejoindre des hommes qui s'étaient levés à sa voix; il fit donc ses préparatifs de départ. Le soir même du jour où il apprit la défaite de Dolha, et malgré la pluie qui tombait depuis le matin, confiant dans la justice de sa cause et le secours de Dieu, il embrassa en pleurant ses hôtes, et s'achemina vers la frontière avec quelques soldats polonais de la garde du palatin1. Ce court voyage ne s'accomplit pas sans obstacle. Comme il traversait l'un des derniers villages de la Pologne, les habitants, se soulevant sur son passage, arrêtèrent son cheval par la bride et lui défendirent d'avancer. Un juif, qui l'avait reconnu pendant cette altercation, prononça heureusement son nom, et les défiances des paysans se changèrent aussitôt en acclamations. S'empressant de lui présenter leurs excuses, ils le comblèrent de leurs attentions et de leurs souhaits. Une scène touchante augmenta l'enthousiasme de la foule. A ce nom de Ragoczi, un vieux prêtre nommé Petronius Kraninsky, supérieur d'un monastère grec, qui connaissait le prince depuis son enfance, et l'avait plus d'une fois porté dans ses bras, écarta le peuple, et se jeta

1 « Le zèle pour la liberté de ma patrie, dit Ragoczi dans ses Mémoires, la générosité et l'attention à n'avoir rien à me reprocher, me le suggérèrent (le dessein de partir). Me confiant ainsi dans la justice de ma cause et dans le secours de Dieu, après avoir pris congé de mes amis, en répandant beaucoup de larmes de tendresse, je partis sur le soir d'un jour fort pluvieux...... Mémoires de Ragoczi. Révolutions de Hongrie, t. V, p. 28.

en pleurant au cou du voyageur. Ne pouvant se rassasier de le voir après tant d'années, il lui servit de guide au milieu des montagnes, et le suivit jusqu'à la frontière autrichienne'.

Ragoczi traverse les Carpathes, et dès ses premiers pas il rencontre les fuyards de Dolha, cinquante cavaliers et deux cents paysans mal armés. Il se met à leur tête, et les conduit dans ses domaines, au milieu des populations qui gardaient son nom et souhaitaient si vivement son retour. La nouvelle de son arrivée se répand de village en village. Slaves, Magyares ou Roumains, tous accueillent avec ivresse le fils de leurs anciens princes. L'enthousiasme, chez ces populations à demi sauvages, revêt des formes naïves et religieuses dès qu'ils l'apercevaient, les paysans couraient à sa rencontre, s'agenouillaient sur le chemin, faisaient le signe de la croix, et avec des larmes de bonheur louaient Dieu de son arrivée. Les femmes lui portaient du pain, de la viande, ou des fruits; les hommes prenaient leurs faulx et s'enrôlaient à sa suite. De toutes parts accouraient des bandes armées qui juraient de vivre et de mourir pour sa cause 2.

Avec elles, le prince commença sur-le-champ la guerre. Il marcha sur Munkacz, si vaillamment défendue autrefois par sa mère, occupa la ville et investit la citadelle. Un régiment de cuirassiers vint la secourir. Ragoczi, ne pouvant tenir tête à cette

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troupe d'élite, se retrancha avec ses paysans au milieu de la ville, dont la plupart des maisons étaient bâties en bois et couvertes de chaume. Les Autrichiens y mirent le feu pour le débusquer et le forcer à combattre ; mais à la faveur de la fumée, le prince quitta la ville, et se retira dans les montagnes, au milieu des hautes et épaisses forêts qui environnaient Munkacz. La nouvelle de sa mort se répandit aussitôt. Les paysans, croyant déjà avoir perdu leur libérateur, poussaient des cris déchirants qui d'échos en échos parvenaient jusqu'au prince, et lui annonçaient que sa cause n'était pas désespérée1. Il rallia ses compagnons, abandonna Munkacz et les montagnes, et descendit sur les bords de la Theiss, pour entrer par les steppes au cœur de la Hongrie. Un détachement impérial placé sur la Theiss, au village de Tisabecs, gardait la rivière; Ragoczi fit un long détour pour l'attaquer à l'improviste. Par malheur, les routes étaient impraticables les bois et les champs qui bordaient la rivière étaient sous les eaux, et pendant plusieurs jours ses soldats furent obligés de se frayer un chemin au milieu des marais, ayant de l'eau jusqu'aux genoux, et n'avançant qu'avec les plus grandes difficultés. Cependant l'espérance de surprendre l'ennemi soutint leurs forces: les

1 a La représentation de ce deuil populaire sera incroyable pour ceux qui liront ceci. Leurs cris frappaient mes oreilles, tandis que nous marchions dans les chemins détournés, sur le sommet des montagnes et dans les forêts. » Mémoires de Ragoczi, t. V., p. 46.

2. Les chemins étaient tellement couverts de boue, que l'infanterie avait de l'eau jusqu'aux cuisses. » Mémoires de Ragoczi, t. V, p. 55.

hussards arrivés les premiers refusant d'attendre l'infanterie, coururent le sabre à la main sur les Autrichiens, et les précipitèrent dans les bois de la Theiss, où ces malheureux périrent tous engloutis ou noyés'.

La Theiss était ouverte. Quelques officiers proposaient de revenir dans les Carpathes, mais les cavaliers étaient impatients de se déployer dans les steppes, où les nombreuses populations magyares les appelaient. Rentrer dans les montagnes, c'était se condamner à une véritable guerre de partisans, et à une lutte stérile d'escarmouches: Ragoczi marcha en avant. Comme les bateaux manquaient, il embarqua des hommes et des chevaux sur des radeaux, et traversa la Theiss.

Dès son apparition sur l'autre rive, tous les Magyares des steppes, laboureurs, bûcherons, mineurs, gens à demi nus, mais robustes, rompus à la fatigue et à la marche, au maniement du cheval et du sabre, de la hache et du mousquet, accourent sous ses drapeaux, et en quelques jours Ragoczi compte huit mille soldats. Partagés jusqu'alors entre la terreur de l'Autriche et l'effroi d'une jacquerie, les gentilshommes imitent enfin les paysans. Le vainqueur de Dolha, Karoly lui-même, vient trouver le prince, qui le nomme général. Les officiers hongrois au service de l'Empereur désertent en foule, et donnent à Ragoczi les capitaines qui lui manquent. Avec

1 Juillet 1703.

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