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vertu et d'une incomparable énergie, entreprit la réforme du monastère'. Malgré la résistance des sœurs, elle fit relever le mur d'enceinte, rétablit la clôture, la communauté des biens, l'abstinence de la viande, la régularité des jeunes et des offices, le silence, les veilles de la nuit, toutes les austérités de saint Benoît, et rendit à Port-Royal son honneur et sa puberté. Le bruit de ses réformes ayant rappelé des religieuses, l'abbaye compta bientôt quatrevingts sœurs, et, comme elle ne pouvait les contenir, la mère Angélique acheta dans le faubourg SaintJacques une seconde maison, plus saine et plus spacieuse. Elle abandonne ensuite Port-Royal des Champs, où elle ne laisse qu'un chapelain pour desservir l'église, et se transporte avec toutes ses filles au nouveau monastère, qui prend le nom de PortRoyal de Paris 3.

A Paris, la mère Angélique retrouve son frère Arnauld d'Andilly, qui lui fait connaître Saint-Cyran. La jeune et rigide abbesse embrasse aussitôt la nouvelle doctrine, dont la pureté charme son cœur. Elle remet sa conscience à Saint-Cyran et lui confie la direction de ses religieuses. Saint-Cyran lui découvre peu à peu ses secrets et ses espérances, les travaux de Jansenius, et ce livre formidable qui va paraître. Une correspondance mystique et voilée s'établit entre

1 De 1608 à 1613.

2 Racine, Histoire de Port-Royal, p. 91, 92. Edition stéréotypée. En 1625 et 1626. C'est aujourd'hui l'hospice de la Bourbe. Il y avait alors quatre-vingt-quatre religieuses. Histoire abrégée de Port-Royal, p. 9.-Mémoires de Lancelot et de Fontaine.

l'abbesse et l'apôtre, qui lui recommande de brûler ses lettres et de garder le plus rigoureux secret. Les religieuses de Port-Royal apportent à la secte naissante comme un relief de sainteté. La renommée de Saint-Cyran s'accroît d'heure en heure: avocats et savants, officiers et médecins, prêtres et gentilshommes accourent près de lui, tombent à ses genoux et versent dans son sein le secret de leurs souffrances. A sa voix, plusieurs personnages renoncent brusquement au monde. Trois éclatantes conversions frappent surtout les esprits.

Il y avait alors au Palais un jeune avocat de la famille des Arnauld, nommé Antoine Lemaistre1. Il possédait toutes les qualités qui font les grands orateurs, une parole facile et pure, ardente et colorée, une irréprochable diction, un son de voix admirable, et il charmait à la fois la cour, l'Église et le barreau2. La grand'chambre était trop étroite, chaque fois qu'il devait porter la parole; les prédicateurs désertaient leurs chaires pour l'entendre. Il effaçait le glorieux souvenir de son aïeul, Antoine Arnauld, et tel était l'éclat de son éloquence, qu'un de ses auditeurs s'écria un jour après l'avoir entendu : « Une telle gloire est préférable à celle de M. le cardinal!» On croyait voir revivre en lui, raconte Dufossé, quel

1 Il était fils d'Isaac Lemaistre, riche conseiller à la Cour des comptes, mort en 1640, et de Catherine Arnauld, l'un des vingt enfants de M. Antoine Arnauld. Il était donc neveu de d'Andilly, de la mère Angélique et du grand Arnauld,

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ques-uns de ces anciens orateurs qui avaient fait céder les Césars à la force de leurs paroles et de leurs raisons1.

Agé de vingt-neuf ans à peine, Lemaistre était en outre conseiller d'État. Il avait refusé une place d'avocat général, et sa naissance et son mérite l'appelaient aux plus hautes fonctions, lorsqu'on le vit renoncer tout à coup à l'avenir de gloire et de fortune qui s'ouvrait devant lui. Une scène de deuil détermina le sacrifice. Il se trouvait au lit de mort de madame d'Andilly, sa tante, que Saint-Cyran assistait, s'efforçant d'adoucir par ses exhortations l'angoisse du dernier passage. C'était la nuit : Lemaistre suivait chaque détail avec une émotion contenue, mais quand, l'agonie commencée, Saint-Cyran s'écria: « Partez, âme chrétienne, au nom du Dieu tout-puissant qui vous a créée ! » Cette parole, qui retentit dans la nuit, l'accent du prêtre, la vue de la malade qui rend les derniers soupirs, portent à son comble l'émotion de Lemaistre. Sa poitrine se soulève, il suffoque et se précipite hors de la chambre. Il marche à grands pas dans le jardin, où la lune éclairait la plus magnifique des nuits d'été2, et devant le ciel, et comme en présence de Dieu, il jure de renoncer au monde. Quelques semaines après, il renvoie en effet son brevet de conseiller d'État, abandonne le Palais et se retire dans un

1 Mémoires de Dufossé, p. 41.

2 Nuit du 24 août 1637. Il faut lire dans Lancelot ce beau récit, t. ler, p. 308 et suiv,

petit bâtiment élevé à la hâte, à côté de PortRoyal de Paris, près de sa grand' mère, madame Antoine Arnauld', près de sa mère madame Lemaistre 2, près de sa tante la mère Angélique, et près de Saint-Cyran, directeur de la communauté. Sur ces entrefaites, un de ses frères, M. Lemaistre de Sericourt, officier dans l'armée du Rhin, pris par les Impériaux, et échappé d'une manière miraculeuse, après les plus incroyables hasards, à travers l'Allemagne et l'Italie, arrive à Paris, va voir son frère et le trouve dans sa petite cellule, dont les murs, à peine finis, ruisselaient d'humidité 3. L'aspect de ce tombeau, où le jeune orateur semble enseveli, touche son âme déjà préparée par les merveilleuses circonstances de son évasion. Il embrasse le solitaire et lui déclare qu'il veut vivre et mourir avec lui *.

Le plus jeune et le plus célèbre des trois frères, Lemaistre de Sacy, le futur traducteur de la Bible, qui étudiait alors pour entrer dans les ordres, quitte à son tour la Sorbonne et vient rejoindre ses aînés. Trois jeunes prêtres, tous trois destinés à de brillantes

1 Madame Antoine Arnauld, fille de M. Marion, célèbre avocat du XVIe siècle, s'était faite religieuse en 1629, à la mort de son mari. Morte en 1641.

2 Madame Lemaistre avait pris le voile en 1619, des mains de saint François de Sales, et du vivant de son mari, mort en 1640. Les deux époux du reste vivaient séparés. Tous les torts étaient du côté de M. Lemaistre.

3 « On les recouvrit de planches de sapin pour arrêter l'humidité. » Mémoires de Lancelot, t. Ier, p. 13 et suiv.

Il y a dans Fontaine un touchant récit de cette entrevue. T. Ier, p. 80-81.

carrières, suivent ses pas: Singlin, le second directeur de Port-Royal après Saint-Cyran; l'Oratorien Desmarest, un des meilleurs prédicateurs de l'époque'; Lancelot, le patient et naïf auteur des Racines grecques, et le bon précepteur des petits enfants. Entendant parler de Saint-Cyran, Lancelot s'écrie: <«< Voilà un homme semblable aux saints, il faut tout quitter pour l'aller joindre, fût-il au bout du monde,» et il court se jeter à ses pieds. Saint-Cyran, qui se méfie des vocations enthousiastes, hésite et l'observe; il lui ouvre enfin ses bras et l'introduit près des Lemaistre 2. Suivant les conseils de l'abbé, les solitaires abandonnent leur réduit et se retirent à Port-Royal des Champs.

Ils y trouvèrent la désolation et la ruine. Depuis le départ des sœurs, l'église s'était enfoncée de neuf pieds dans les terres. Le cloître, sans réparations depuis douze ans, s'écroulait de toutes parts. Les jardins restaient en friche, couverts de ronces et d'orties, et remplis de vipères. Le canal qui desservait l'étang s'était obstrué; les eaux des grandes pluies débordaient par-dessus la chaussée, remplissaient de sable les jardins et les prairies, et y formaient des mares noires et fétides. Les solitaires

1 On connaît le vers de Boileau :

Desmarets dans Saint-Roch n'aurait pas mieux prêché.

2 Janvier 1638.

3 « L'église était très-spacieuse, mais très-humide; elle était enfoncée dans les terres, et il fallait descendre dix marches pour y pénétrer. Mémoires de Dufossé, p. 32.

Mémoires de Fontaine, t. Ier, p. 50.-Racine, Histoire de Port-Royal.

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