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suivre leurs carrières. Jansénius retourne dans les Pays-Bas 1, où il devient principal au collège de Louvain, puis évêque d'Ypres; Duvergier obtient l'abbaye de Saint-Cyran, dans le Berry 2, sur les confins de l'Orléanais et de la Touraine. Nous le désignerons à l'avenir sous ce nom de Saint-Cyran, qui est celui de l'histoire. Avant de se quitter, les deux amis s'embrassent en versant des larmes, mais sans abandonner leurs projets, et en se séparant ils se partagent la tâche. Suivant les traditions de la scolastique, toutes vivantes encore, Jansénius écrira l'ouvrage latin qui contiendra la doctrine; et à Paris, de son côté, Saint-Cyran préparera le succès du livre. Malgré l'absence, leurs âmes restent étroitement unies. Une correspondance chiffrée, remplie de noms supposés et de mots à double entente, remplace les entretiens. Jansénius s'y nomme Sulpice, Saint-Cyran, Rangeart; les Jésuites, Chimier; la réformation, l'Affaire de Pilmot. Établi dans un pays espagnol et inféodé aux Jésuites, Jansénius dissimule et attend avec patience l'heure de l'attaque, comme le mineur attaché à la muraille 3. Pendant un voyage que fait Jansénius en Espagne pour son collège, les

1 En 1617.

2 En 1620. Dans la Brenne, pays pauvre et malheureux. L'abbaye de Saint-Cyran relevait à la fois de Bourges et de Tours, et ne rapportait que dix-huit cents livres.

3 « Je n'ose dire à personne du monde ce que je pense d'une grande partie des opinions de ce temps, et particulièrement de celles de la grâce et de la prédestination, de peur qu'on ne me fasse le tour à Rome qu'on a fait à d'autres, devant que toute chose soit mûre et en son temps. » Lettre de Jansénius du 5 mars 1621.

deux amis ont de mystérieuses entrevues sur la frontière et à Paris même. Les circonstances sont favo

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rables l'opinion, par une réaction naturelle, se tourne peu à peu contre les Jésuites, qui gouvernent l'Église depuis soixante ans 1, et la grande œuvre de la réforme s'élabore en silence.

A Paris cependant, tandis que Jansénius écrit l'Augustinus, Saint-Cyran sème adroitement les nouvelles doctrines. Dans la chaire et dans le confessionnal, il insinue la prééminence de la grâce sur la liberté, les misères de l'homme, la décadence de l'Église, la nécessité d'une réforme dont l'Evangile serait la base. Son austérité, son éloquence, l'étendue de son savoir frappent les hommes; l'enthousiasme de ses brûlantes paroles, le mystère de cette foi naissante à peine murmurée, attirent et exaltent les femmes. Bientôt Saint-Cyran dirige les plus grands seigneurs et les plus grandes dames de France. Il recherche les plus vertueuses et les plus pures, celles surtout qui appartiennent à ces vieilles familles du Parlement, où la haine des Jésuites se transmet comme un héritage. Il devient ainsi le confesseur d'Arnauld d'Andilly 2, ancien secrétaire du surinten

1 « Je suis merveilleusement aise que l'affaire de Pilmot (le jansénisme) s'avance tellement en dormant, ce qui montre que Dieu y veille, car cette disposition de plusieurs hommes vers la vérité, ou bien cette inquiétude à ne la trouver point, est très-importante à leur faire embras. ser, comme à des affamés, ce qui les assouvira. » Lettre du 16 avril 1622. 2 Arnauld d'Andilly était le fils aîné d'Antoine Arnauld, célèbre avocat dont la plaidoirie avait fait chasser les Jésuites sous Henri IV. Antoine Arnauld avait laissé vingt enfants, parmi lesquels étaient, outre d'Andilly, la mère Angélique Arnauld et le grand Arnauld. Né en 1589,

dant des finances Schomberg, ministre désigné luimême par Louis XIII et l'un des hommes les plus influents de l'époque, des Arnauld, des Lemaistre, et des religieuses de Port-Royal-des-Champs, gouvernées par une sœur de d'Andilly. Ici apparaissent, pour la première fois, les deux grandes familles dans lesquelles pendant cinquante ans s'incarne le jansénisme et la célèbre abbaye, qui va devenir sa métropole.

A six lieues de Paris, entre Versailles et Chevreuse, un chemin tortueux et rapide comme le lit desséché d'un torrent menait à une vallée étroite, ouverte d'un seul côté sur la campagne, et resserrée entre un étang et des collines couvertes de bois. Suivant la tradition, Philippe-Auguste, égaré à la chasse au milieu de ces bois, avait retrouvé sa suite dans ce vallon, et de là son nom de Port-du-Roi, Port-Royal. Du fond de la vallée s'élevait une vieille église du XIII siècle, magnifique monument de l'art et de la foi du moyen âge. Une touchante légende s'y rat

el mort en 1674, à l'âge de quatre-vingt-cinq ans, Arnauld d'Andilly eut lui-même quinze enfants, parmi lesquels on remarque M. de Luzancy, qui fut page de Richelieu, et l'abbé Arnauld, qui a laissé des Mémoires.

1 Mémoires de d'Andilly.

* L'étang est desséché, mais la chaussée existe encore. V. pour la description de l'abbaye l'Histoire abrégée de Port-Royal en tête des Mémoires de Fontaine, l'Essai de Racine, les Mémoires de Lancelot, l'ouvrage de Grégoire, celui de Fouillou, un curieux petit livre de gravures intitulé: Tableaux historiques de Port-Royal-des-Champs, sans date, ni nom d'auteur, les gravures de mademoiselle Hortemel, etc....

3 Le chœur était surtout remarquable par la beauté des stalles: il fut acheté, lors de la démolition de l'abbaye, par les Bernardins de Saint

techait on la disait bâtie par une châtelaine, Mathilde de Gharlande, pour l'heureux retour de son mari', parti pour la terre sainte. Près de l'église était un couvent de religieuses de l'ordre de Citeaux. Ce cloître était, suivant les règles sévères de Saint-Bernard, caché au milieu des bois, confiné au fond d'une vallée, d'où l'on ne voyait que le ciel. C'était un vaste édifice carré, entouré d'arceaux, comme tous les cloîtres de l'époque. Au milieu se trouvait le cimetière rempli de tombes, dont une petite croix de fer marque encore la place; d'autres tombes gisaient sous les arceaux, sous les dalles et jusque dans le chœur de l'église; les religieuses les voyaient de leurs fenêtres et les foulaient chaque jour. Elles semblaient vivre avec les morts. Cette pensée de la divine récompense soutenait leur courage aujourd'hui la terre, demain le ciel.

A côté du cimetière s'étendait le jardin des sœurs, puis une prairie arrosée par les eaux de l'étang, puis les bâtiments néessaires à la vie d'une communauté d'autrefois, le moulin, la forge, les fours, les buande. ries, les étables, puis un mur d'enceinte couvert de lierre et flanqué de tourelles, que les religieuses ne devaient jamais franchir. Au delà du mur d'enceinte, sur le coteau qui domine le chemin de Chevreuse, se trouvait cachée au milieu des arbres la ferme du monastère, appelée les Granges. Là étaient les bâti

Nicolas-du-Chardonnet, qui en ornèrent leur église. Mémoires de Duossé, p. 32.

1 Mathien de Marly, de la maison de Montmorency.

ments d'exploitation et plus loin les terres de l'abbaye. Cette humble ferme des Granges aura tout à l'heure son histoire : nous y retrouverons les pas des plus grands hommes du xvir siècle.

L'aspect de l'abbaye, resserrée entre des eaux et des bois, était triste et désolé. Le bruit monotone du moulin, les sifflements du vent, les cris des oiseaux sauvages qui remplissaient les bois d'alentour', troublaient seuls le silence de la vallée. Humide en hiver, ce séjour était tour à tour brûlant et glacé pendant l'été ; il y gelait au mois de mai. Pendant la canicule, l'étang exhalait des miasmes putrides qui décimaient chaque année les religieuses. Mais, en dépit de son insalubrité et par cette tristesse même, Port-Royal attirait les âmes froissées. Saint-Cyran chérissait ce vallon sauvage; il devait plaire à celui qui préférait les feuilles sèches de l'automne aux verts bourgeons du printemps 2.

Comme toutes les abbayes, Port-Royal avait eu sa splendeur et sa décadence. Elle était tombée au XVIIe siècle dans le plus triste relâchement et le plus complet abandon 3, lorsqu'une abbesse de dix-sept ans, la mère Angélique Arnauld, femme d'une rare

Il y a surtout un nombre considérable de ramiers dans les bois de Port-Royal. L'évêque Grégoire l'a remarqué avec raison. Nous avons fait la même remarque dans une excursion à Port-Royal au printemps. 2 C'est lui-même qui le déclare dans une lettre du 9 mai 1624.

3 Elle ne comptait plus que onze sœurs, dont trois idiotes et deux novices. La plus âgée avait trente-trois ans. Histoire abrégée de PortRoyal, p. 7.

Elle était fille d'Antoine Arnauld, comme d'Andilly, et sœur du grand Arnauld. Née en 1591, elle mourut en 1661.

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