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Vauban réfutait ainsi les objections, en causant avec le lecteur et faisant pénétrer doucement la conviction dans son esprit. Son style est clair, pur, simple, élevé par sa simplicité même. Il n'a pas la passion, la fougue, la rudesse de Boisguillebert, mais il n'a pas non plus ses inexactitudes, sa prolixité incorrecte et confuse. Son éloquence est contenue, et sa parole grave et douce est souvent triste et comme échauffée par son cœur. Il justifie le mot si vrai de Buffon: «Lestyle c'est l'homme » ; en le lisant on retrouve toujours l'homme de bien. Le maréchal, comme tous ceux qui ont vécu au dehors, emprunte volontiers ses images à la vie des champs, et son livre a comme une saveur agreste; il reporte sans cesse la pensée vers la création et vers Dieu.

Ce livre pourtant causa sa mort. Les ministres et les intendants, les courtisans et les financiers, tous ceux qui vivaient des abus se déchaînèrent à l'envi contre Vauban, le représentèrent comme un répu→ blicain qui voulait diminuer l'autorité de la couronne, et réussirent à prévenir le roi contre lui. Louis XIV n'était ni assez curieux pour le lire, ni assez instruit pour le juger; il écouta ces calomnies, accueillit très-froidement l'auteur quand celui-ci lui présenta ses œuvres, et après en avoir parlé en fort mauvais termes, il ordonna la saisie et la mise au pilori du livre 1. Cette injuste condamnation d'un ouvrage destiné à enrichir la France frappa Vauban lui-même:

1 Février et mars 1707.

le noble vieillard, alors âgé de soixante-quatorze ans, ne put supporter cette flétrissure. Il quitta Versailles et se retira dans sa terre de Bazoches, au milieu du Morvan, où il refusa de voir personne. Au bout de quelques semaines il tomba malade, et le chagrin termina ses jours'. Telle fut la fin du plus honnête du royaume, suivant le suivant le propre témoignage de SaintSimon, juge sévère et incorruptible. L'éclat de sa vertu frappait tous ses contemporains, les indifférents eux-mêmes. Elle arracha au sceptique Fontenelle un magnifique éloge: il raconte que visitant un jour le maréchal, il aperçut en entrant Vauban et Catinat qui causaient ensemble. « Je refermai, dit-il, la porte avec respect, honteux d'avoir pu déranger un tête-àtête si précieux pour la France 2». On a dit avec raison de Vauban qu'il avait montré sous une monarchie les vertus des républiques.

Ainsi, par l'exil et par la mort, échouèrent les généreuses tentatives de Boisguillebert et de Vauban. Leurs réformes étaient assurément très-praticables: l'impôt sur le revenu existait déjà en Angleterre et en Hollande; la dîme royale était justifiée par la dîme ecclésiastique; mais l'égoïsme des privilégiés et l'avarice des traitants l'emportèrent. Le déplorable système de Chamillart prévalut, et les impôts exécrables et exécrés, la traite et les aides, la gabelle et la taille, continuèrent à épuiser la France pendant quatre-vingts ans. Il faut attendre pour les voir dis

1 30 mars 1707.

2 Mémoires de Catinat, t. Ier, p. 36. Note.

paraître les premières paroles et les premiers actes de la Constituante.

Telles sont les plaies du royaume, à l'époque où nous sommes arrivé. Notre tâche pourtant n'est pas finie et le tableau n'est pas complet. Sous ce règne qui semble si fort, l'anarchie n'est pas seulement dans les finances et dans l'industrie, dans les ports et dans les campagnes, elle est encore dans les consciences. Il faut raconter maintenant les querelles religieuses qui déchirent l'Église et l'État et parler du jansénisme.

CHAPITRE

(1604-1643.)

XIV

Leurs

Jansénius et Duvergier de Hauranne à l'université de Paris. caractères.-Leur étroite amitié.-Leurs infatigables travaux.-Leurs projets de réforme.-L'Eglise.-Duvergier obtient l'abbaye de SaintCyran, dont 11 prend le nom. Départ de Jansénius qui retourne en Belgique, où il est promu à l'évêché d'Ypres. Correspondance chiffrée de Jansénius et de l'abbé de Saint-Cyran.-Leurs secrètes enJansénius écrit trevues. - Ils exécutent leurs projets de réforme. l'Augustinus.-Saint-Cyran propage les idées nouvelles à Paris.-Ses liaisons avec la noblesse, le parlement, la famille Arnauld.-Arnauld d'Andilly.-La mère Angélique Arnauld, abbesse de Port-Royal-desChamps. La vallée et le monastère de Port-Royal.-Légende et histoire du monastère. - Réformes de la mère Angélique et augmentation considérable de ses religieuses. Abandon de Port-Royal-desChamps devenu trop étroit et fondation de Port-Royal-de-Paris.Saint-Cyran, directeur de la mère Angélique et des religieuses de Port-Royal.-Succès des prédications et renommée de Saint-Cyran.Eclatante conversion des trois Le Maistre et de Lancelot.-Leur retraite à Port-Royal-des-Champs. Les premiers solitaires de PortRoyal. Leur vie, leurs travaux, leur réputation.-Retour de la mère Angélique à Port-Royal-des-Champs. Inquiétudes et jalousie du cardinal de Richelieu.-Incarcération de Saint-Cyran à Vincennes. -Mort de Jansenius à Ypres.-Publication de l'Augustinus.—Doctrines du jansénisme.-Appréciation de cette doctrine.

-

A l'université de Paris, au commencement du XVII siècle 1, étudiaient deux jeunes hommes, l'un Français, Jean Duvergier de Hauranne; l'autre Hollandais, Corneille Janssen, ou, pour parler le scolas

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tique langage du temps, Cornélius Jansenius. Malgré la différence d'origine, une sérieuse et profonde affection, qui devait remplir toute leur existence, lia les deux étudiants en théologie dès ces premières années. Les contrastes plus que les ressemblances les unissaient. Né au pied des Pyrénées 1, Duvergier avait l'intelligence et la fougue du Midi, la finesse du Béarnais et l'impétuosité du Basque. A un esprit puissant, à une probité antique, il unissait une foi ardente, une charité à toute épreuve, une rigidité de mœurs exemplaire 2. Bien que d'une humeur naturellement gaie et agréable, il parlait peu et en peu de mots. Il semblait toujours absorbé par ses pensées. Un jour qu'il causait avec ses amis, il entra tout à coup dans ce recueillement qui lui était propre, et le feu qui l'embrasait au dedans étant venu à éclater au dehors, il s'écria: « Que votre volonté soit faite, voilà une belle parole!» Puis, se voyant découvert, il se leva et sortit. Doué d'une connaissance profonde des hommes, il montrait avec eux toute la souplesse de Luther. Rude et violent avec les forts, avec les faibles il était indulgent, affectueux, tendre jusqu'aux larmes *. S'il parlait, s'il écrivait à des femmes, il retrouvait les pures et

1 A Bayonne, en 1581, d'une ancienne famille de Toulouse. Mémoires de Lancelot, t. ler, p. 412.

3 Lancelot, t. II, p. 3 et 4.

Lancelot, t. II, p. 155. Pour juger Duvergier, voyez l'ouvrage intitulé: Lettres chrétiennes et spirituelles de messire Jean Duvergier de Hauranne. 1744, 2 vol. in-12. Une des plus caractéristiques est celle écrite sur la mort d'une de ses petites-nièces.

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