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donner l'assaut, Vauban s'y oppose encore: « J'aime mieux, dit-il, garder cent soldats à Votre Majesté que d'en ôter trois mille à l'ennemi. Versons moins de sang, répétait Vauban, et brûlons plus de poudre.» Dans une autre circonstance, au siége de Luxembourg, il montra toute l'ardeur d'un officier de fortune; toutes les nuits, il s'avançait sous les murs suivi de quelques grenadiers qu'il faisait coucher à plat ventre le mousquet à la main. Une nuit, s'apercevant qu'il est découvert, sans songer à la retraite il fait signe aux ennemis de ne pas tirer; ceux-ci, trompés par sa hardiesse, le prennent pour un de leurs généraux et le laissent examiner les glacis et les fortifications. Vauban ayant fini sa reconnaissance revient pas lents sous les canons des forts, sous les fusils des sentinelles, et rapporte au camp des informations précises qui lui assurent la prise de la place. Enfin, non moins courageux dans la vie civile que sur les champs de bataille, il osa demander à Louis XIV le rappel des huguenots quatre ans après la révocation de l'édit de Nantes, alors que les plaies étaient encore saignantes, les passions excitées, et que les applaudissements des courtisans avaient à peine cessé de se faire entendre.

à

En récompense de ses services, le roi le nomma successivement commissaire général des fortifications et maréchal de France. Louis XIV dut lui enjoindre d'accepter le bâton : Vauban refusait en disant que cette dignité l'empêcherait peut-être de servir sous de simples lieutenants généraux. Le désastre de

Turin ne justifia que trop ses appréhensions: en apprenant la fatale nouvelle, le vieillard ne put retenir ses larmes.

Au milieu de travaux qui l'appelaient dans toutes les provinces et sur toutes les frontières, Vauban examinait le pays, interrogeait les habitants et s'informait avec soin du prix des denrées, de l'élévation des salaires, du revenu des propriétés, « détails, dit Fontenelle, misérables en apparence et qui appartiennent cependant au grand art de gouverner. Il payait un nombre considérable de correspondants et de copistes qui recueillaient ou transcrivaient de semblables renseignements. Dans toutes les provinces il constatait la ruine et l'appauvrissement. Ce désastre ayant excité sa compassion, il en chercha les causes', et, après quarante ans de travail, il publia le fruit de ses études, sous le titre de: Dime royale. « Je ne suis ni lettré, ni homme de finances, disait-il en commençant, et j'aurais mauvaise grâce à chercher de la gloire et des avantages pour des choses qui ne sont pas de ma profession, mais je suis Français et très-affectionné à mon pays.... » L'amour de la patrie avait inspiré l'ouvrage.

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1. La vie errante que je mène depuis quarante ans et plus m'ayant donné occasion de voir et de visiter plusieurs fois et de plusieurs façons la plus grande partie des provinces de ce royaume, tantôt seul avec mes domestiques, tantôt en compagnie de quelques ingénieurs, j'ai souvent eu occasion de donner carrière à mes réflexions et de remarquer le bon et le mauvais du pays, d'en examiner l'état et la situation, et celui des peuples, dont la pauvreté ayant excité ma compassion m'a donné lieu d'en rechercher les causes.» Dime royale. Préface.

2 Dime royale. Préface.

Ma par les mêmes pensées que Boisguillebert, Vauban se rencontrait avec lui sur plusieurs points. Il supprimait comme lui les affaires extraordinaires, la traite, les aides; mais, allant plus loin encore, il frappait la taille, que Boisguillebert avait épargnée, et de tous les impôts il ne conservait que la taxe du sel, en la réduisant de moitié, les postes, le timbre, le tabac et les légers monopoles de l'eau-de-vie, du chocolat et du café, alors exercés par l'Etat. En y ajoutant le revenu du domaine royal, il estimait le produit de ces impôts au chiffre bien modéré de quarante millions.

Pour remplacer les droits abolis, Vauban créait une contribution unique, la Dime royale, qui ressemblait à l'impôt sur le revenu de Boisguillebert, avec cette différence que le premier se payait en nature et le second en argent. Le maréchal établissait cette dime sur tous les fruits de la terre et tous les biens du royaume, terres, rentes, usines, capitaux et traitements, depuis les pensions des princes jusqu'aux gages des domestiques'. La dime nouvelle atteignait même les dîmes ecclésiastiques et seigneuriales. Vauban partait de ce principe, que le contribuable donne plus volontiers des marchandises que de l'argent, et il demandait au laboureur du blé, au vigneron du vin, au négociant des denrées, à l'industriel des produits. Il expliquait que l'Etat ne recevrait pas lui-même ces marchandises, mais qu'à l'exemple du clergé, il affermerait sa dîme à des

1 Dime royale, p. 57.

spéculateurs qui lui compteraient en échange des espèces. Vauban prenait pour modèle la dîme ecclésiastique, celui de tous les impôts qui emploie le moins de gens à sa perception, qui cause le moins de frais et qui s'exécute avec le plus de douceur'. » Il estimait le revenu de l'agriculture à douze cents millions, celui de l'industrie à trois cents, ce qui donnait quinze cents millions, dont le dixième était de cent cinquante millions, ajoutés aux quarante millions des impôts conservés. Ces cent cinquante millions, lesquels devaient s'accroître encore en raison même de leur abaissement, donnaient environ deux cents millions, somme qui suffisait alors et au delà à tous les besoins du Trésor.

Le roi devait, suivant les exigences du moment, prendre du vingtième au dixième des revenus, mais Vauban conseillait de ne jamais lever plus du dixième, parce que cela retirerait le tiers de l'argent monnayé du royaume 2, que cela ruinerait le commerce, et que « l'argent le mieux employé est celui qui reste dans les mains du peuple 3. » Homme d'ordre, d'économie et de rigide probité, Vauban estimait que même en temps de guerre, cent quatre-vingts millions, bien administrés et bien employés, devaient parer à toutes les éventualités; qu'au contraire, un impôt plus considérable, s'il était livré à la rapacité de col

1 Dime royale.

Il estimait donc à environ cinq cents millions le total des espèces françaises. Dime royale, p. 104.

3 Dime royale, p. 47.

lecteurs concussionnaires, aux brigandages des traitants et des administrateurs, ne ferait qu'appauvrir le peuple sans soutenir l'État'.

Vauban ajoutait ce conseil, aussi large en matière d'impôts qu'élevé et humain, que les rois avaient un intérêt réel et très-essentiel à ne pas surcharger leurs peuples jusqu'à les priver du nécessaire. A l'appui de son opinion, il rapportait une anecdote aussi honorable pour Henri IV que malsonnante pour les oreilles de Louis XIV. « Le feu roi, Henri le Grand, de glorieuse mémoire, disait-il, se trouvant dans un besoin pressant, sollicité d'établir un nouvel impôt qui l'assurait d'une augmentation considérable à ses revenus et qui paraissait d'un établissement facile, ce bon roi, dis-je, après y avoir pensé quelque temps, répondit à ceux qui l'en sollicitaient : « Qu'il « était bon de ne pas toujours faire ce que l'on pou« vait, » et n'en voulut pas entendre parler davantage parole de grand poids et vraiment digne d'un roi, père de son peuple, comme il l'était 2. »

A la faveur de cet impôt unique, le maréchal licenciait ces armées de commis, qui obstruaient les routes et les rivières. Il fermait les tribunaux et les

1 Eh! pourquoi pousser la chose plus loin? Et que voudrait-on faire d'un revenu qui pourrait monter à plus de cent quatre-vingts millions? S'il est bien administré, il y en aura plus qu'il n'en faut pour subvenir aux besoins de l'Etat, quels qu'ils puissent être. S'il l'est mal, on aura beau se tourmenter, tirer tout ce que l'on pourra des peuples et ruiner tous les fonds du royaume, on ne viendra jamais à bout de satisfaire l'avidité de ceux qui ont l'insolence de s'enrichir du sang des peuples. V. Dime royale, p. 128.

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2 Dime royale, p. 147.

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