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gers qui les encombraient naguère. Il termine par la capitation qu'il propose d'établir au dixième de la valeur de tous les biens, meubles et immeubles; bien appliquée et bien entendue, la capitation est l'impôt le plus raisonnable et le plus juste, en ce sens qu'il atteint chaque contribuable dans la proportion de ce qu'il possède; ce dixième, payable en argent, pourra produire chaque année environ quatre-vingts millions qui, ajoutés aux autres droits, devront suffire aux terribles exigences du moment.

Telles étaient en abrégé les idées du réformateur; pleines de justice, inspirées par l'étude approfondie d'une organisation défectueuse, basées sur une logique irréfutable, elles auront cependant à lutter pendant tout un siècle pour se faire jour et triompher des passions égoïstes d'un petit nombre d'hommes dans les mains desquelles s'est concentrée toute la fortune publique. Toutefois le cri de détresse poussé par Boisguillebert fut si perçant que l'écho en retentit jusqu'à Versailles. Ce livre reproduisait avec une vérité si saisissante' toutes les misères de l'époque,

1 Dès le début de son livre, Boisgui!lebert, mettant en opposition l'état de la France avant et après l'adoption de son système, déclare que la situation de son pays serait celle d'un condamné qui, après avoir été menacé du dernier supplice, recevrait sa grâce du roi et passerait dans un instant du dernier malheur à une très-heureuse situation,« ou bien encore celle d'une place assiégée dont il suffit d'ouvrir les portes pour faire cesser les rigueurs exceptionnelles qu'elle a dû subir pendant tout le temps qu'a duré l'investissement. La ville de la Rochelle, lors de sa prise par le roi Louis XIII, ne fut qu'un moment à acheter le pain cent sous la livre, c'est-à-dire à voir tous les jours cent ou cent vingt de ses habitants mourir de faim, et puis, les portes ouvertes par sa reddition, elle se procura ce même pain à moins d'un sou la livre. V. p. 320. 11 conclut en s'écriant qu'il présente ses Mémoires au public « à une con

que Chamillart, alors ministre des finances, désira connaître l'auteur et le fit venir à son château de l'Étang; il l'accueillit avec bienveillance mais il lui représenta que le moment était mal choisi, et qu'il serait impossible de mettre son système à exécution avant la fin de la guerre.

Cette objection plusieurs fois répétée excita l'impatience de Boisguillebert. Il répondit par une brochure courte et virulente, où il prenait le ministre à partie. Elle commençait par ces mots Faut-il attendre la paix pour......', qui revenaient sans cesse et frappaient par leur répétition. Boisguillebert y représentait Sully réformant les finances au milieu de la guerre étrangère et de la guerre civile ; il montrait l'augmentation croissante du déficit, l'encombrement des papiers royaux, les ravages des taxes, les dilapidations des traitants, l'altération des monnaies, dix fois changées depuis vingt ans, les usines fermées, les campagnes désertes, les paysans fuyant dans les bois, les générations fauchées dans leur fleur, et trois cent mille enfants mourant chaque année

dition qui ne sera pas enviée par les contredisants, savoir, celle qui était pratiquée par les Athéniens. Ce peuple avait établi que tout porteur de nouveaux règlements serait tranquillement écouté, quel qu'il fût, mais qu'il fallait commencer par avoir une corde au cou, afin que si l'exécution, loin de se trouver avantageuse, se trouvait dommageable à l'Etat, l'auteur fût étranglé immédiatement. V. p. 350.

1 Faut-il attendre la paix pour faire labourer les terres dans toutes les provinces, où la plupart demeurent en friche?... pour faire payer les propriétaires des fonds par ceux qui les font valoir? Faut-il attendre la paix pour faire cesser d'arracher les vignes?...- pour ordonner que les tailles seront justement réparties dans tout le royaume?..., etc., etc. » V p. 359 et suivantes.

dans leurs berceaux. La guerre étrangère, s'écriaitil, coûte vingt fois moins au royaume que les désordres intérieurs, provoqués et entretenus par les impôts, « qui mettent l'incendie dans toutes les contrées de la France. » Il supplie qu'on arrête sur-lechamp « des manières qui font horreur au ciel et à la terre. >> Soulevant, comme il le disait lui-même avec une sombre énergie, le cadavre de la France, il le jetait aux pieds du ministre et demandait s'il était possible d'attendre encore. Il ajoutait ces paroles cruelles pour Chamillart: « L'esprit le plus borné et le plus rempli de ténèbres qui fut jamais ne peutêtre assez aveuglé pour produire de pareils soutiens. >>

Le nom de Sully si souvent invoqué, le ton et les allusions de cette brochure blessèrent Chamillart. Il défendit le Factum de la France et répliqua par une lettre de cachet qui suspendait Boisguillebert de ses fonctions et l'exilait en Auvergne 1. Le courageux magistrat s'y rendit sans une plainte. Mais après deux mois d'exil, comme il n'avait d'autre fortune que sa place, ses parents sollicitèrent et obtinrent son pardon. Boisguillebert revint à Rouen, où ses concitoyens honorèrent son retour par un hommage solennel le jour de son arrivée, ils se portèrent tous ensemble à sa rencontre *.

Précisément à la même époque, le maréchal de

1 Mars 1707.

2 Mémoires de Saint-Simon, t. V, p. 291, et Vie de Boisguillebert.— Boisguillebert rentra ensuite dans l'obscurité; on pense qu'il mourut en 1714.

Vauban, ami de Catinat et de Fénelon, et attaché comme eux au parti du duc de Bourgogne, étudiait lui aussi les redoutables questions de l'existence des sociétés, dont les hommes d'État se préoccupaient alors pour la première fois. La vie de Vauban est assez belle pour nous arrêter quelques instants. Au milieu des grandes figures du règne, celle du maréchal est un peu restée dans l'ombre. On a célébré l'ingénieur, on a trop oublié le citoyen 1. Il y a là une injustice: ce noble front mérite plus d'une cou

ronne.

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Vauban est né près d'Avallon, au milieu des moulagnes du Morvan', contrée dure et froide, sur les confins du Nivernais et de la Bourgogne, non loin de la patrie d'un autre réformateur, Théodore de Bèze*. Sa famille possédait la terre de Vauban depuis deux siècles; mais son père en mourant laissait une fortune compromise; sa mère ne lui survécut pas longtemps; des créanciers saisirent le domaine et l'enfant resta seul, pauvre et abandonné.

Un bon prêtre de Semur, nommé Fontaine, le recueillit et lui enseigna l'écriture et quelques éléments de géométrie. Il lui donna en outre la saine et forte éducation de la liberté, le laissant courir avec

1 Voltaire a dit de lui qu'il était le premier des ingénieurs et le meilleur des citoyens.

En 1633, à Saint-Léger-du-Fougeret (Nièvre).

3 « Dans ce pays bossillé et montagneux, dit-il dans son style pittores

que, frontière de Morvan et faisant partie de la Bourgogne et du Nivernais. Dime royale, p. 93.

* Né à Vézelay.

3 Le château de Vauban existe encore.

les enfants de son âge, comme Henri IV et Duguesclin. L'orphelin apprit ainsi à partager les plaisirs et les douleurs des enfants des pauvres : il parlera tout à l'heure en leur nom. A dix-sept ans, au milieu des guerres de la Fronde, Vauban quitta son maître. Malgré son excessive jeunesse, il se sentait déjà assez fort pour tenir une épée, il alla trouver le grand Condé et lui demander du service. Condé l'accueillit et Vauban fit ses premières armes sous les drapeaux de la Fronde. Il y étudiait avec ardeur l'art des fortifications, lorsqu'il tomba dans un parti de troupes royales, qui le conduisent à Mazarin : le cardinal, qui se connaissait en hommes, devine sa valeur, l'attache au service du roi, et à vingt-six ans Vauban dirige en chef les siéges d'Ypres et d'Oudenarde. Il fortifie ensuite les conquêtes de Louis XIV en Flandre et en Franche-Comté, creuse le magnifique bassin de Dunkerque, qui contiendra trente vaisseaux, et devient le premier ingénieur de l'époque. Louis XIV l'emmène avec lui dans toutes ses campagnes; Louvois lui écrit que la conservation de sa personne est considérée comme une affaire d'État. Cinq fois blessé, Vauban expose partout sa vie, et se montre avare du sang de la France. Au siége de Cambrai, il s'opposa à l'attaque d'un fort avancé que Louis XIV voulait prendre. Vous perdrez, lui dit-il, tel homme qui vaut mieux que le fort. » Le roi ne tint pas compte de ses conseils, et fut repoussé avec une perte considérable. « Une autre fois, dit-il à Vauban, je vous croirai.» A ce même siége, Louis XIV voulait

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