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CHAPITRE XIII

(1700-1707.)

Détresse de l'agriculture. - Défense d'exporter les blés.

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Aspect

la taille. Son injuste répartition.--Misère des laboureurs. des campagnes. Nécessité de réformer les finances et le système d'impôts. — Projets de Roisguillebert.— Son entrevue avec Pontchartrain. Il publie le Détail de la France. - Insuccès du livre. Boisguillebert écrit le Factum de la France. — Réponse de Chamillart. — Vive brochure de Boisguillebert commençant par ces mots : « Faut-il attendre la paix pour....?»-Exil de Boisguillebert en Auvergne.-Son retour à Rouen. - Vauban. Sa vie, ses voyages, ses travaux.-Système de la Dime royale. Vauban réfute d'avance les objections. Touchant caractère du livre et de l'auteur. Mécontentement de Louis XIV. Disgrâce et mort de Vauban.

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Les fautes et les malheurs du temps, la guerre, la révocation de l'édit de Nantes, la rareté des capitaux, la vicieuse organisation des charges publiques, accablaient l'agriculture comme l'industrie. Le premier fléau des campagnes était la loi. Colbert, et c'est le seul reproche que l'on puisse adresser à sa mémoire, subissant sous ce rapport les préjugés de son temps, avait entravé le libre commerce des grains. Ses successeurs rendirent la situation pire, en grevant de soixante-six francs tout muid de blé qui passerait la frontière. Un droit aussi énorme arrêta brusquement l'exportation dans un pays qui fournissait autrefois à l'Europe des quantités considé

rables de grains. Les étrangers, qui remplissaient nos ports, les désertèrent pour aller chercher dans la Baltique des farines allemandes. Loin de comprendre sa faute et suivant des errements déplorables, le ministre interdit la circulation des blés de province à province, décrétant ainsi la ruine des pays agricoles. La Beauce, la Touraine, regorgèrent de grains qui ne trouvaient pas d'acheteurs, tandis que les contrées voisines mouraient de faim. Vainement les agriculteurs vendaient leurs récoltes aux manufactures ou aux brasseries 1, le prix des céréales subit une telle dépréciation qu'il ne suffit plus au remboursement des frais de culture. Les fermages baissèrent de moitié. Dans l'impossibilité de payer les propriétaires, les fermiers renvoyèrent leurs ouvriers et résilièrent leurs baux déjà trop courts', désertant une terre ingrate qui ne récompensait plus leur travail. Mais le plus grand fléau de l'agriculture était l'impôt foncier. Indépendamment de la capitation, des corvées et des dîmes, le laboureur était soumis à la taille, qui comprenait nos deux

1 Où on les employait à la confection des bières et des amidons. Boisguillebert. Factum de la France, t. Ier de la Collection des Economistes, édition Guillaumin, 1843, p. 286.

2. Une ferme, écrivait Boisguillebert, baillée aujourd'hui à mille livres, et dont on est souvent mal payé et le fermier obligé de faire banqueroute, était autrefois à deux mille livres. »

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3 En 1693, défense avait été faite de faire des baux de neuf ans, dans le but de faire passer des actes plus fréquemment, c'est-à-dire, comme dit Forbonnais, que l'on défendit aux fermiers de s'attacher à la terre. En Angleterre, dès cette époque, les baux étaient de quatorze, vingt-un et vingt-huit ans. V. Henri Martin, Histoire de France, édition 1848, t. XVI, p. 161.

taxes modernes de la contribution foncière et de la cote personnelle et mobilière. La taille ne frappait pas également toutes les provinces. Les pays d'étais payaient la taille réelle, impôt équitable, établi sur la terre, base immuable, visible et sûre. Les pays d'élection, au contraire, c'est-à-dire les deux tiers du royaume payaient la taille personnelle, qui portait sur la personne et sur la fortune présumée du contribuable. Cet impôt, déjà si élevé, ne frappait pas tous les citoyens. Les nobles et les ecclésiastiques, les officiers de justice et de finance en étaient affranchis. Les propriétaires aisés du tiers état achetaient à prix d'argent leur exemption, et la taille retombait exclusivement sur les marchands, les laboureurs et les ouvriers, c'est-à-dire sur tous ceux qui, vivant de leur travail, ressentaient le plus de besoin de la protection et de la sauvegarde de la loi.

La répartition de cet impôt ne se faisait même pas également. Chaque année, quand le chiffre de la taille avait été fixé dans le conseil, le ministre des finances la partageait entre les vingt-cinq généralités 1 du royaume, les intendants entre les élections, les élus 3 entre les paroisses, les collecteurs entre les

1 Les généralités étaient les divisions financières: elles comprenaient environ quatre départements.

2 Les élections étaient les subdivisions financières elles comprenaient à peu près notre arrondissement.

3 Les élus étaient des receveurs de finances, qui avaient quelque rapport avec nos receveurs particuliers. On les appelait ainsi parce qu'ils étaient autrefois élus par le peuple.

Les collecteurs étaient une sorte de percepteurs municipaux. C'é

divers habitants de chaque paroisse. Une injustice révoltante présidait à toutes ces opérations, depuis le cabinet du ministre jusqu'à la chaumière du paysan. A Versailles, les intendants exaltaient les ressources de leurs provinces et les accablaient à l'envi. Dans la province, les propriétaires seigneuriaux ou ecclésiastiques obtenaient de l'intendant la décharge de leur élection, et cette décharge retombait fatalement sur les élections voisines. Dans la paroisse même 1, les personnages influents obtenaient des répartiteurs le dégrèvement de leurs fermiers et de leurs protégés. Il en était ainsi de paysan à paysan, de misérable à misérable; chacun luttait pour arracher au fisc son bien et sa personne. La partialité de l'impôt était flagrante. Il était fort ordinaire de voir une ferme de quatre mille livres de revenu payer cinquante francs, tandis qu'une autre de cinq cents livres payait cent francs2. L'incertitude de la taille3, qui variait suivant

taient des habitants chargés de répartir et de lever l'impôt, à leurs risques et périls, moyennant le léger bénéfice de deux centimes par franc.

1 a Les collecteurs élus en plus ou moins grande quantité, suivant que la paroisse est forte, y en ayant jusqu'à sept dans les lieux considérables, se font faire la cour à leur tour pour l'asseoir sur leurs concitoyens.... On commence par se venger de ceux de qui on croit être blessé.... Après quoi on a soin de ses parents ou amis riches ou pauvres.... On épargne les fermiers du seigneur de la paroisse.... On a le même égard pour les gentilshommes qui sont de quelque considération.... jusqu'à des procureurs et des sergents. » V. Factum de Boisguillebert, p. 284-285.

Vauban, Dime royale. T. let de la Collection des Économistes, édition Guillaumin, p. 51.

3 « L'incertitude qui commence la danse met dans l'obligation tous les sujets qui y sont exposés de s'abstenir de toutes sortes de dépenses, et même de trafic qui fasse bruit; il n'y a qu'un ordinaire de pain et

la fortune présumée du contribuable et le caprice d'un collecteur vénal ou ennemi, démoralisait et décourageait les paysans et les commerçants1. Pourquoi, dès lors, acheter un petit troupeau, tenter un petit commerce, et engraisser ou retourner trois fois laborieusement son champ? le collecteur comptait les bêtes de bétail, estimait sur pied la moisson, et le fisc seul profitait des améliorations que le travail avait pu produire3. Il en résulta que les laboureurs en

d'eau qui puisse faire vivre un homme en sûreté de n'être pas la victime de son voisin, s'il lui voyait acheter un morceau de viande ou un habit neuf. S'il a de l'argent, par hasard, il faut qu'il le tienne caché, parce que pour peu qu'on en ait le vent, c'est un homme perdu. —L'injustice.... il est fort naturel de voir une grande recette (ferme) ne pas contribuer d'un liard pour livre, pendant qu'un malheureux qui n'a que ses bras pour vivre, lui et toute sa famille, est à un taux qui excède tout ce qu'il a vaillant, en sorte qu'après la vente de quelques chétifs meubles, comme paillasse, couvertures et ustensiles propres seulement au travail manuel, on procède à la vente des portes, des sommiers et de la char[ente des maisons.» V. Factum de Boisguillebert, p. 282-283.

Il n'y a pas cinquante ans qu'au bourg de Fécamp, en Normandie, il y avait cinquante bâtiments terre-neuviens qui allaient à la pêche de la morue en Terre-Neuve, et faisaient par conséquent, chacun sur le lieu, pour sept à huit mille livres de consommation; ils n'avaient d'autre occupation qu'une simple maison pour leurs femmes et pour leurs enfants et pour eux lorsqu'ils n'étaient point en mer: cependant on les a si bien fatigués par des tailles exorbitantes..., qu'ils se sont tous retirés, et il n'en restait pas trois avant le commencement de la guerre : les uns ont tout à fait quitté le commerce, et la plus grande partie étant de la nouvelle religion a passé en Hollande, où ils ont acquis des richesses immenses. D V. Boisguillebert, Détail de la France, p. 185. 2.... « Si les démons avaient tenu conseil pour aviser au moyen de damner et de détruire tous les peuples du royaume, ils n'auraient pu rien établir de plus propre à arriver à pareille fin, V. Boisguillebert, Factum de la France, p. 270.

3 « Enfin considérant la manière dont la taille se départit, s'impose et se paye..., il faut demeurer d'accord qu'elle est également la ruine des biens, des corps et des âmes. » V. Boisguillebert, Détail de la France, p. 187.

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