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Comme les aides, les douanes provinciales étaient affermées à des traitants qui les sous-affermaient à des financiers, qui, pour gagner sur leur marché, pressuraient jusqu'au sang les provinces. Un écrivain du temps nous raconte à ce sujet un trait bien caractéristique: « En 1677, année d'abondance, des marchands ayant voituré des vins par une rivière à une grande foire, et la quantité excédant la consommation, ces marchands ne trouvant pas à beaucoup près le prix de l'impôt qu'il avait fallu garantir par avance voulurent laisser aux traitants leurs denrées, ne demandant qu'à s'en retourner libres de toute obligation; mais ceux-ci déclarèrent que ce marché leur serait trop préjudiciable, et que tout ce qu'ils pouvaient faire était de retenir en gage les bateaux, en relâchant les personnes 1. »

Tous ces hommes, traitants ou sous-fermiers, fermaient les yeux sur les exactions de leurs commis et partageaient ensuite avec eux. La confusion des règlements assurait leurs brigandages. Les droits de la traite étaient si compliqués, qu'à peine deux hommes par génération pouvaient les saisir et les posséder complétement 2. La loi investissait tous ces agents de pouvoirs draconiens. Ils avaient des recors et des juges, des soldats et des bourreaux. En lisant de telles choses, on ne sait en vérité si l'on doit s'éton

1 Boisguillebert, Factum de la France, p. 311-312.

2 Necker, Administration des finances. 1784. T. II, p. 173.

ner le plus ou de la tyrannie des gouvernants ou de la patience de nos pères !

Chamillart augmenta encore un nouvel impôt, non moins haïssable que les précédents et qui soulevait des résistances continuelles et sanglantes. Nous voulons parler de la gabelle'.

Comme tous les impôts de cette époque, la gabelle n'était pas également répartie sur toutes les provinces de France. Sans parler des priviléges en vertu desquels la noblesse, le clergé et un grand nombre de couvents et de cours de justice en étaient exempts, on distinguait alors les pays de franc salé, où le sel était à bas prix, et ceux de grande gabelle, où il se vendait au poids de l'or. Cette différence, qui devait son origine à la division de la France en pays d'états et en pays d'élection, avait donné lieu à une contrebande des plus actives et des plus populaires. Des hommes intrépides, le plus souvent d'anciens déserteurs, connus sous le nom de faux sauniers, nom bien oublié de nos jours mais bien connu au xvno siè- · cle, se réunissaient par bandes de deux ou trois cents el transportaient des provinces de franc salé dans celles de grande gabelle le sel que parfois ils avaient pillé dans les greniers royaux et qu'ils vendaient publiquement aux paysans. Malgré la protection que leur assuraient ces derniers 2, ils avaient souvent des luttes terribles à soutenir contre les douaniers qui

1 Du vivant de Colbert, l'impôt du sel rapportait trente millions à l'Etat.

Le gouvernement vendait le sel douze fois sa valeur.

voulaient s'opposer à leur coupable industrie, et, quand il leur fallait céder à la force, ils recouraient à la ruse et confiaient à d'énormes chiens dressés à l'avance les marchandises qu'ils ne pouvaient introduire par les voitures ou par les chevaux. Le gouvernement essaya à plusieurs reprises d'obvier à ces désordres en portant des peines très-sévères contre ceux qui s'en rendraient coupables. En mai 1680 parut une ordonnance punissant de trois cents livres d'amende les faux sauniers qui seraient pris sans armes; une déclaration du 18 mai 1706 ajoutait à cette pénalité trois ans de galères et la peine de mort contre ceux qui seraient armés et en troupes. Ces rigueurs furent inutiles; la contrebande continua, et, en 1707, un an après cette déclaration, il fallut envoyer des soldats pour soumettre les délinquants 1.

Pressé par une détresse toujours croissante, Chamillart descendit jusqu'à la plus basse simonie. Il établit un impôt sur les baptêmes, les mariages et les sépultures. Cette nouvelle taxe souleva les populations écrasés par tant de charges, les paysans se marièrent sans prêtres, ensevelirent leurs morts et baptisèrent eux-mêmes leurs enfants. Ils les emportaient au fond des bois, et là, au milieu des assistants

:

1 Saint-Simon, t. VI, p. 52. Suivant M. Eugène Daire, auquel nous empruntons la plupart de ces détails, on arrêtait chaque année deux mille hommes, dix-huit cents femmes, six mille enfants, mille chevaux, et environ cinquante voitures qui faisaient la contrebande du sel. Les tribunaux envoyaient en moyenne trois cents hommes par an aux galères.

découverts, le plus âgé, comme s'il eût été consacré par sa vieillesse, versait l'eau sur la tête du nouveauné. Les traitants dénoncèrent ces baptêmes clandestins; le gouvernement arrêta les coupables, mais alors éclatèrent des séditions. Dans le Périgord et le Quercy, contrées montueuses et pauvres, les paysans se levèrent en armes, forçant les gentilshommes à marcher à leur tête, et pillèrent les bureaux des collecteurs. Ils déclaraient qu'ils étaient bons sujets du roi, qu'ils payaient la taille, la capitation, la dîme à leurs seigneurs et à leurs curés, mais qu'ils ne payeraient pas davantage. Une de leurs bandes enleva Cahors, malgré deux bataillons qui l'occupaient 2, et resta maîtresse de la ville pendant plusieurs jours. Chamillart y envoya des troupes qui se rendaient en Espagne, ce qui retarda leur départ de huit jours 3. Elles reprirent la ville, mais le sang coula".

Ainsi s'est écroulé peu à peu l'édifice de Colbert. En vingt années les courtisans ont dissipé son héritage. Il faut ici citer des chiffres, ils tiendront lieu de toutes réflexions. La France de Colbert rapporte cent douze millions, dépense cent dix-neuf millions, doit cent soixante millions; la France de Chamillart rapporte cinquante millions, dépense deux cent vingt millions, doit quinze cents millions. Chamillart a dévoré d'avance les revenus de cinq ans, de 1708 à

1 Saint-Simon, t. V, p. 282.

2 Lemontey. Essai sur la monarchie de Louis XIV, p. 432. 3 Avril 1707. Saint-Simon, t. V, p. 329.

Dangeau. Article inédit cité par Lemontey, p. 182-184.

1712, et vingt millions seulement restent libres sur l'année 1708 qui va s'ouvrir. Quatre cents millions de billets discrédités couvrent la France. La source impure des moyens extraordinaires elle-même est tarie, et les traitants désertent un ministère qui n'a plus d'impôts à vendre. Telle est la situation du royaume, que les ennemis comptent plus sur sa misère que sur le succès de leurs armes. Ils calculent que l'heure est proche où la France ne pourra plus nourrir ses habitants, ni payer ses soldats'.

1 C'est Vauban lui-même qui l'atteste dans sa Dime Royale.

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