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trois et quatre fois par jour, ils fouillaient les maisons et les caves, infligeaient des amendes et faisaient des procès1. L'énormité des droits plaçant les hôteliers dans l'alternative ou de frauder le fisc, ou de cesser leur commerce, ils ruinaient ceux qui leur déplaisaieut, ceux qui refusaient de leur acheter en gros des liqueurs, ceux qui se trouvaient dans des endroits écartés dont la surveillance était trop difficile, de sorte que si on quittait les grandes routes, on faisait quelquefois sept ou huit lieues sans trouver un cabaret 2.

Malgré l'impopularité avérée de cet impôt, Chamillart augmenta les aides dans des proportions insensées. Elles s'élevèrent peu à peu du quart au tiers, puis à la presque totalité du prix de la marchandise vendue en détail. Dans quelques provinces même, le droit de sortie sur le muid de vin de la dernière qualité qui valait vingt francs, monta jusqu'à vingt-cinq francs. Dans plusieurs villes, il y eut cinq, six et jusqu'à onze droits sur la même boisson, onze bureaux, onze brigades de commis. Ces bureaux n'ouvraient qu'à certains jours et à certaines heures, et s'il arrivait que l'un d'eux fût fermé

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3 Le droit variait d'abord du douzième au quart du prix de la vente en détail des liqueurs, puis avec les droits nouveaux il s'éleva au tiers; mais à ces droits il fallait ajouter les taxes municipales, celle des hospices et autres, de sorte que l'impôt excédait le prix de la marchandise en gros dans certaines années, ce qui ruinait la consommation. V. Boisguillebert. Détail de la France, p. 194.

au moment du passage du contribuable, et que ce dernier, voulant éviter les frais de séjour, négligeât d'acquitter les droits, aussitôt les agents confisquaient à leur profit les voitures et les marchandises'. Le débiteur contestait vainement la contravention par une redoutable fiction de la loi, la parole des commis faisait foi contre lui. Comme ceux-ci percevaient à leur profit le tiers des amendes et des confiscations prononcées par suite de leurs procèsverbaux, ils avaient de la sorte dans leurs mains la fortune et la liberté des citoyens. Quand la marchandise ne suffisait pas pour acquitter la taxe, ils saisissaient au milieu de la route les chevaux et les voitures, comme des voleurs de grand chemin 2.

:

Les effets d'une semblable législation se firent bientôt sentir la consommation baissa de moitié; les traitants eux-mêmes se plaignirent, et leur rapace ignorance réclama de nouveaux droits. Dans l'impossibilité de vendre leurs récoltes, les propriétaires laissaient leurs vignes en friche; l'Etat, qui ne pouvait imposer un terrain vague comme une terre cultivée, diminuait la taille, et cette diminution générale dans le royaume causait des pertes énormes au Trésor. Un savant économiste du xvi° siècle, estime que les aides, qui rapportaient trente millions, coûtaient soixante millions de frais et causaient au pays quatre-vingts millions de préjudice; en d'autres

1 Boisguillebert, Détail de la France, p. 236-237.

Id., ibid., p. 194 et 236-237.

termes, l'Etat perdait cent quarante millions pour en gagner trente. Dans la moitié des provinces les vignes étaient arrachées, et, disait l'écrivain du temps, si l'on en demandait le motif, il n'y avait pas d'enfant à la mamelle qui ne bégayât que ce ne fût l'œuvre des traitants'.

Avec les aides, Chamillart augmentait un impôt plus absurde et plus barbare encore, celui de la traite ou des douanes intérieures. Outre les douanes nationales situées à la frontière, il y avait alors au cœur du royaume, de département à département, nous pourrions dire d'arrondissement à arrondissement, un nombre infini de douanes appartenant à l'Etat, aux provinces ou aux seigneurs. Les ponts et les gués, les fleuves et les routes semblaient chargés de barrières. Pour passer en Artois et en Bretagne, en Saintonge, en Périgord, en Auvergne, en Dauphiné, en Languedoc, en Provence, en Franche-Comté, il fallait séjourner et payer. Ces provinces conservaient leurs douanes comme avant leur réunion à la France;

'Boisguillebert (Factum de la France, p. 273) compte dix millions de perte pour le Trésor dans la seule élection de Mantes. Le résultat le plus caractéristique de la misère des temps, suivant le même auteur, c'est la diminution des procès dans la province de Normandie : « à fel point, s'écrie-t-il, que bien qu'en Normandie le naturel du pays rende la plaidoirie la dernière chose susceptible des effets de la misère, cependant, aux lieux dont la principale richesse consistait en vins et en boissons, toutes les charges de judicature et leurs dépendances ne sont pas à la sixième partie de ce qu'elles étaient autrefois, ce qui diminuant la part que le roi prend dans ces sortes de fonctions, comme le papier timbré, les amendes et les contrats d'exploits, amène à dire qu'il rachète au triple l'augmentation qu'on a cru lui procurer dans celle des droits d'aides, qui sont presque la seule cause de la ruine générale. » V. Détail de la France, p. 193.

la loi les réputait étrangères ! Il y avait douze cents lieues de ces douanes intérieures, qui, suivant l'expression d'un député de Lyon aux états du Dauphiné, rompaient les veines et les artères de la France 1. Une armée entière, cinquante mille hommes dans la force de l'âge, y veillaient jour et nuit, arrêtant le travail à main armée. Sur la Loire, de Saint-Rambert' jusqu'à Nantes, on comptait vingt-huit bureaux. De toutes ces douanes, celle de Valence, établie par Lesdiguières de sa propre autorité, durant les guerres religieuses, et maintenue depuis lors, était la plus redoutée. Les marchands des provinces voisines faisaient de longs détours pour fuir ce coupe-gorge. Les commis les y retenaient des semaines entières, et leur extorquaient chaque fois des valeurs ou de l'argent. On a peine à comprendre aujourd'hui un tel mépris de la fortune et de la liberté des citoyens, et la douane de Valence a duré jusqu'en 1789!

Comme on se l'imagine aisément, ces péages intérieurs suspendaient les transactions, quintuplaient le prix des denrées et ruinaient les marchands et les producteurs. Pour n'en citer que quelques traits, en Normandie, dans les années abondantes, les cidres se perdaient faute d'acheteurs. Les propriétaires jetaient la moitié de leurs récoltes, et, pendant ce temps, les laboureurs de la Picardie et de la Bretagne

1 Forbonnais. Recherches sur les finances.

En Forez, aujourd'hui dans le département de la Loire.

buvaient de l'eau. Les vins de l'Anjou et de l'Orléanais, qui se vendaient un sou la mesure dans le pays, valaient vingt-quatre sous dans les provinces les plus rapprochées. Il en était de même en Bourgogne: ses vins, qui sont « sa manne nourricière',» restaient arrêtés sur ses frontières par l'exagération des droits. En Provence, les fermiers laissaient leurs raisins, leur figues ou leurs olives sur les arbres, ou les jetaient le plus souvent au rebut 2. Ils les auraient vendus facilement à Paris, mais pour les conduire, il fallait franchir tant de lignes de douanes, que les frais du voyage dévoraient le profit du marchand et jusqu'à la valeur de la denrée. Il fallait trois mois et demi, suivant Boisguillebert, pour se rendre de Paris à Marseille. Les marchandises du Japon, venues de quatre mille lieues, à travers les mers et les tempêtes, coûtaient quatre fois seulement leur valeur, et les marchandises de France, portées d'une province à l'autre, coûtaient vingt fois leur valeur. La terre semblait frappée de stérilité par la main de l'Etat. Elle se couvrait en vain de pampres et de fruits, le fisc dévorait tout. Chaque contrée végétait de la sorte faute de pouvoir échanger ses produits contre ceux des contrées limitrophes, et la France était misérable au milieu même de l'abondance 5.

1 Boisguillebert, Factum de la France, p. 328.

2 Id., ibid.,, p. 343.

3 Id., Détail de la France, p. 233.

Id., Factum de la France, p. 312. 5 Id., Détail de la France, p. 207.

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