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puis, munis de la patente royale, allaient s'abattre sur les provinces. Ils en rapportaient des fortunes immenses, semblables à ces préteurs romains qui revenaient à Rome chargés de l'exécration et des dépouilles de l'Asie ou de l'Afrique.

Venaient ensuite d'autres moyens non moins misérables et non moins ruineux, les altérations des monnaies, les émissions de papiers royaux, les loteries, les ventes de décorations et de titres de noblesse. Les agents de toutes ces affaires étaient des hommes spéciaux, durs et rapaces, stigmatisés plus tard dans le Turcaret1; on les appelait maltôtiers ou traitants'. Le besoin passé, le roi les livrait à des chambres de justice qui leur faisaient rendre gorge par l'appareil des supplices et les menaces de confiscation et de mort. On leur enlevait quelquefois leur liberté, quelquefois leur vie; c'était la barbarie financière du moyen âge.

Colbert réforma tous ces abus. Il supprima les loteries, les ventes de noblesse, les papiers royaux,

1 Joué en 1709.

2 Sully les déclarait les plus dangereux ennemis de l'État: il ne les employa pas une seule fois durant son long ministère. « Ce qui étoit la même chose à l'arrivée de M. de Sully au ministère, lequel disoit au roi Henri IV que les traitants, qui sont la ruine d'un Etat, n'avoient été inventés par les ministres que pour prévariquer, leur étant impossible de rien prendre dans les tributs réglés passant droit des mains des peuples dans celles du prince, comme il se pratique dans tous les pays du monde; au lieu que par les partisans ils sont les maîtres absolus des biens de tout le monde et ne sont privés pour leur particulier de recevoir quelques sommes que ce puisse être, qu'autant qu'ils les veulent refuser, n'y ayant d'autres bornes que celles que l'on peut attendre de leur modération. V. Boisguillebert. Détail de la France, p. 204.

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les altérations des monnaies, réduisit, mais conserva les rentes achetées à vil prix pendant la Fronde, arracha cent dix millions aux traitants enrichis sous le facile Mazarin. Il revint aux véritables principes de Sully, l'honnêteté et l'économie; régla le royaume comme une maison de banque, et à force d'ordre et de travail, il arriva à ce magnifique résultat de diminuer l'impôt et d'augmenter les revenus. Il réduisit les aides de trente pour cent, la taille de vingt millions', porta le revenu de quatre-vingt-quatre à cent douze millions, et ramena la dette d'un milliard à cent soixante millions. Colbert préférait l'impôt qui gêne le présent à l'emprunt qui engage l'avenir. Il avait une telle répulsion contre les emprunts, qu'il fit, dit-on, rendre un décret portant peine de mort contre ceux qui prêteraient au roi'. La tradition nous a conservé à ce sujet une anecdote caractéristique. Au sortir d'un conseil où M. de Lamoignon venait de faire voter un emprunt, Colbert l'apostropha avec colère: « Vous triomphez, monsieur, lui dit-il, mais vous n'avez pas fait l'action d'un homme de bien!

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1 Il affranchit de la taille les ouvriers qui n'avaient que leur bras pour vivre.

2 Mémoires de Gourville.

3 Guillaume de Lamoignon, né en 1617, mort en 1677. Conseiller au parlement de Paris en 1635, maître des requêtes en 1644, il fut nommé premier président en 1658. C'est à lui que Louis XIV adressa ces paroles remarquables, qui contiennent tout l'éloge que l'on en peut faire: Si j'avais connu un plus homme de bien et un plus digne sujet, je l'aurais choisi. C'est à son fils Chrestien-François (président à mortier en 1690) que la sixième épître de Boileau est adressée. Le trop fameux Nicolas Lamoignon de Bâville était son cinquième fils.

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Croyiez-vous que je ne susse pas comme vous qu'on pouvait trouver de l'argent à emprunter? Je le savais, mais connaissez-vous comme moi, ajouta-t-il, en faisant allusion à Louis XIV, l'homme auquel nous avons affaire, sa passion pour la représentation, pour les grandes entreprises, pour tout genre de dépenses? Voilà maintenant la carrière ouverte aux emprunts et aux impôts illimités! Vous en répondrez, monsieur, à la nation et à la postérité ! » Que l'on se représente, en lisant ces paroles, Colbert tel que le peignent les contemporains, avec ses sourcils épais2, son œil dur, sa voix rauque, ses brusques abords, l'homme de marbre enfin3, si redouté des solliciteurs, si impitoyable pour les traitants, et l'on comprendra quel dut être l'effet d'un tel discours.

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Les faibles successeurs de Colbert, Pontchartrain, Lepelletier et Chamillart, n'eurent ni le courage, ni l'habileté, ni la force de se maintenir dans cette route étroite. Avec eux, le merveilleux ordre introduit dans les finances disparaît: ils reviennent aux déplorables expédients de Mazarin. Ils vendent à des taux ruineux des rentes de toute nature, viagères ou

1 M. Pierre Clément. Histoire de la vie et de l'administration de Colbert.

2 V. la belle gravure de Nanteuil et le buste de Girardon à Versailles. C'est le nom que lui donne Guy-Patin. On sait que madame de Sévigné l'appelait le Nord, et qu'elle tremblait comme les courtisans à la pensée de lui demander une audience. Ce même homme, si avare de l'argent de la France, fut surpris un jour à pleurer en regardant à Sceaux les campagnes, et en songeant au bien qu'il ne pourrait faire. V. D'Aubigny, Vie des hommes illustres de la France, t. V, p. 576, et Henri Martin, édition de 1848, t. XV, p. 520.

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perpétuelles, puis des charges vexatoires ou ridicules, pour des sommes incalculables. Ils créent des conseillers du roi inspecteurs des veaux et des cochons, des volailles et des perruques 1. Ils instituent à la fois plusieurs dignitaires d'une même charge, qui exercent celui-ci une année, celui-là une autre, sous le plaisant nom d'officiers alternatifs, tous deux ayant les priviléges, tous deux le titre, tous deux l'argent. En huit années, le seul contrôleur général Pontchartrain vendit pour cent cinquante millions d'offices. Ainsi se vérifiait ce mot d'un des ministres de Louis XIV: Sire, dès que Votre Majesté crée une charge, Dieu crée un sot pour l'acheter. » Tous ces offices furent supprimés sous la Régence. «Ils font rire aujourd'hui, s'écrie Voltaire, alors ils faisaient pleurer.

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Les successeurs de Colbert créaient en même temps de nouveaux impôts: la capitation, taxe personnelle, qui frappa tous les Français d'après leur revenu présumé, depuis les princes jusqu'aux mendiants', et le contrôle, sorte de droit d'enregistre

1 V. dans Voltaire la longue et curieuse nomenclature des charges et dignités instituées pour la plupart sous le ministère de Pontchartrain. T. XXXI, Dictionnaire philosophique, art. Pourquoi (les), p. 493, édition Beuchot.

* La capitation, établie en 1695, comprenait vingt-deux classes de contribuables. La première, où étaient les princes, payait deux mille livres; la dernière vingt sous. Elle rapporta vingt-cinq millions. Cet impôt manquait d'une base certaine d'évaluation, et on avait eu le tort en l'établissant de confondre la parité de position avec la parité de fortune. Supprimée après la paix de Ryswick, sur les réclamations des classes élevées, la capitation fut rétablie en 1701, et finit insensiblement par se confondre avec la taille.

ment, trop élevé pour les petites affaires et que les contribuables évitèrent en contractant sous seing privé'. En huit ans, Chamillart altéra cinq fois les monnaies 2. Il établit d'interminables séries de loteries à vingt francs et à vingt sous le billet. Il vendit des titres de noblesse, jusqu'à cette croix de SaintLouis, que Louis XIV venait de créer. On l'achetait cent cinquante livres dans les bureaux du ministère de la guerre. Il épuisa enfin le papier monnaie, dernière ressource des gouvernements aux abois.

Dans la refonte de 1701, comme l'État manquait d'argent pour avoir des lingots, Chamillart les acheta à crédit et donna en échange des billets à terme, dits de monnaie, payables au porteur et produisant sept pour cent. Ces billets, d'abord soigneusement acquittés, furent reçus avec une grande faveur. Encouragé par le succès, Chamillart créa une caisse d'emprunt', donna aux dépositaires huit pour cent, et émit une seconde série de billets, sous le nom de billets de la Caisse d'emprunt . Mais ce papier, qui devait conjurer la crise, il le donna et le refusa en payement; il ne sut point surveiller son émission, maintenir son crédit, assurer surtout son remboursement. Les billets de caisse tombèrent les premiers.

1 Forbonnais, Considérations sur les finances.

2 En 1700, 1701, 1704, 1705 et 1706.

* Les particuliers venaient déposer leur argent dans cette caisse d'emprunt ou de dépôt, qui leur donnait cinq pour cent, et d'où ils retiraient leurs fonds à volonté.

* 1702.

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