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CHAPITRE XII.

(1700-1707.)

État des finances. --Moyens extraordinaires. — Quels sont-ils ? — Réformes de Colbert.-Honnêteté et sévérité de son administration.-Son horreur des emprunts. Anecdote à ce sujet. Nombreux impôts établis par les successeurs de Colbert.-Énormes créations de charges. -Loteries.-Ventes de titres de noblesse,- de croix de Saint-Louis. Etablissement et chute des papiers royaux.-Conséquences économiques de la révocation de l'édit de Nantes.-Tarif de 1699.-Funestes décrets de Chamillart sur l'industrie. Taxes innombrables et ruineuses sur les objets de consommation.-Augmentation des aides.Nature et iniquité de cet impôt. — Augmentation des droits de traite ou des douanes intérieures.-Effroyables effets de ces douanes.-La douane de Valence. - Élévation de la gabelle. - Contrebande du sel faite à main armée. Impôt sur les naissances, les mariages et les sépultures. Révolte des paysans du Quercy.

Après avoir étudié les hommes et les opinions de la cour, il faut maintenant sortir de Versailles, promener ses regards sur Paris et les provinces, parcourir les diverses branches de l'administration, les revenus, les champs et les ateliers de la vieille France, dresser l'inventaire d'une société qui n'est plus, et considérer de près les rouages de ce gouvernement dont on a vu au loin les efforts. Cet examen malheureusement trop rapide aura du moins quelques enseignements, les abus d'une centralisation effrénée, les vices des réglementations appliquées à l'industrie, le danger de ces mesures qui grèvent

l'avenir pour dégager le présent, l'impérieuse urgence des réformes invoquées par le duc de Bourgogne, la misère des populations sous le grand roi. Ces temps si éloignés de nous par les révolutions semblent aujourd'hui reculés de plusieurs siècles, et l'on peut parler de ces institutions surannées sans prévention ni merci. Et d'abord il faut examiner les finances, bases de tout gouvernement, remonter un instant jusqu'à l'administration du grand Colbert, et dire en quelques mots quelle fut sa tâche.

Il y avait avant Colbert toute une tradition d'emprunts usuraires, flétris, par ceux-mêmes qui les employaient, du nom de moyens extraordinaires. Le premier et le plus légitime, s'il eût été fait à un taux modéré, était la création des rentes sur l'hôtel de ville, où le prévôt des marchands et les échevins 1 les achetaient en gros pour les revendre en détail. Les rentes étaient constituées, non sur les revenus de la ville, mais sur ceux de l'Etat. Celui-ci malheureusement les concédait presque toujours à vil prix, puis, le besoin passé, réduisait leur intérêt en supprimant franchement le capital. C'était, on le voit, comme une banqueroute périodique 2.

1 Aujourd'hui les maires et les adjoints. Ces rentes vendues à l'hôtel de ville étaient de véritables rentes sur l'État, et non ce que nous appellerions aujourd'hui des obligations de la ville de Paris. V. à ce sujet le Mémoire concernant le contrôle des rentes, où il est parlé de l'origine et des progrès des différentes natures des rentes. Paris, 1717, in-8°.

2. Une partie considérable des citoyens a toute sa subsistance assignée sur une maison qui n'a rien; et cent personnes ont acheté, cha

Un autre moyen non moins onéreux, non moins répréhensible, était la création de charges nouvelles, charges de cour, charges de justice, charges de finances, auxquelles on attachait des traitements considérables et disproportionnés avec leur prix d'achat. On créait, par exemple, mille charges rapportant par an vingt mille livres, et on les vendait chacune deux cent mille livres. Outre le traitement, ces offices donnaient droit à des avantages à la fois pécuniaires et honorifiques. Ils exemptaient de la taille, qui était l'impôt foncier, alors réputé indigne, et égalaient le traitant au gentilhomme. En achetant une charge, le financier plaçait son argent à gros intérêts, il affranchissait ses terres, et il avait la satisfaction de s'entendre nommer M. le secrétaire ou M. le conseiller du roi. L'Etat imposait ainsi la vanité nationale à des sommes immenses'. On comptait à cette

cune cent mille écus, le droit de recevoir et de payer l'argent dû à ces citoyens sur cet hôtel imaginaire; droit dont ils n'usent jamais, ignorant profondément ce qui est censé passer par leurs mains. Quelquefois on entend crier par les rues une proposition faite à quiconque a un peu d'or dans sa cassette, de s'en dessaisir pour acquérir un carré de papier admirable, qui vous fera passer sans aucun soin une vie douce et commode. Le lendemain on vous crie un ordre qui vous force à changer ce papier contre un autre qui sera bien meilleur. Le surlendemain on vous étourdit d'un nouveau papier qui annulle les deux premiers. Vous êtes ruiné; mais de bonnes têtes vous consolent, en vous assurant que dans quinze jours les colporteurs de la ville vous crieront une proposition plus engageante. » V. Voltaire, édition Beuchot, t. XXX, p. 100,

au mot GOUVERNEMENT.

1 C'est à quoi fait allusion Montesquieu, lorsqu'il dit dans sa XXXIVe Lettre persane: « Le roi de France est le plus puissant prince de l'Europe. Il n'a point de mines d'or comme le roi d'Espagne son voisin, mais il a plus de richesses que lui, parce qu'il les tire de la vanité de ses sujets, plus inépuisable que les mines. On lui a vu entreprendre et sou

époque plus de cent mille emplois de cette nature, créés sur le pied de vingt, de quarante, et même de quatre-vingts pour cent. Il y en avait même, suivant Boisguillebert, dont le revenu a presque égalé le prix d'achat dès la première année', c'est-à-dire que vendus, par exemple, cent mille livres, ils rapportaient, à peu de chose près, cent mille livres. Quarante mille offices nouveaux et inutiles furent ainsi créés durant le règne de Louis XIV, qui empruntait de la sorte à cent pour cent'. « Il se trouve que pour dix mille écus que le roi reçoit d'une nouvelle charge, il amène trois articles: les droits de la nouvelle charge à prendre sur le peuple, la décharge des nouveaux officiers, qui retombe encore sur le peuple à cause des priviléges attachés aux officiers créés, et le tort enfin que cela fait aux anciennes charges, dont la valeur diminue d'autant3.»

Un autre moyen était l'établissement de nouveaux impôts, le plus souvent sur des objets de consommation. lei l'imagination des financiers se donnait libre carrière. Dès qu'ils entrevoyaient un nouveau droit, ils couraient chez le ministre les mains pleines d'argent, lui comptaient d'avance le revenu de l'impôt,

tenir de grandes guerres, n'ayant d'autres fonds que des titres d'honneur à vendre. »

1 Boisguillebert. Détail de la France, p. 325. Collection des Économistes, t. Ier, édition Guillaumin, 1843.

Il y avait alors quarante-cinq mille offices dont Forbonnais estime le capital à huit cents millions. V. Recherches sur les finances. T. Jer, p. 328.

3 V. Détail de Boisguillebert, p. 240. « Pour une pistole que le roi reçoit, il en coûte dix-neuf en pure perte au peuple. V. Ibid., p. 257,

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