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il avait la tête monstrueuse, les yeux hagards, le teint jaune, le ventre énorme, la taille et l'aspect d'un nain. Son caractère était en harmonie avec sa figure : il était le tyran de sa famille, le fléau de ses voisins, l'épouvantail des courtisans, qui redoutaient ses cruelles fantaisies. Dans une discussion avec le comte de Fiesque, il lui jeta une assiette à la tête et le chassa de sa table '. Un autre jour, il empoisonna le poëte Santeuil en versant une tabatière dans son vin 2. Amoureux de sa femme, qui le trompait, il était jaloux jusqu'à la rage, et son impuissante jalousie s'exhalait dans des scènes brutales et furieuses. Le duc de Bourbon n'avait qu'un seul mérite: le courage de Condé. A la bataille de Nerwinde, il avait chargé seul en avant de l'armée, entre le feu de l'ennemi et le nôtre, et n'était revenu que par miracle. Louis XIV n'accordait aucun crédit au père ni au fils. Il ne les estimait pas assez pour les consulter ou pour les craindre.

Il n'en était pas de même du dernier des princes du sang, Louis de Conti3, chef de la maison de Conti, branche cadette des Condé. Le grand Conti méritait ce glorieux surnom, qui rappelait le prince de Condé son oncle. La nature, avare envers ses cousins,

1 Saint-Simon, t. III, p. 231.

2 Saint-Simon, t. II, p. 46. V. dans les Mémoires de Maurepas, t. Jer, p. 266, d'autres traits de folie de M. le duc.

3 François-Louis de Conti, d'abord prince de la Roche-Guyon, puis prince de Conti à la mort de son frère aîné, en 1685, épousa Adélaïde de Bourbon, sa cousine, fille de Monsieur le Prince. Né le 30 avril 1664, il était fils de Armand de Bourbon, prince de Conti et de la pieuse et respectable Anne-Marie Martinozzi, nièce de Mazarin.

avait réservé pour lui tous ses dons, le génie militaire et l'éloquence, l'esprit et la beauté 1. A Marly, lorsque le prince causait, les femmes et les courtisans se pressaient autour de lui pour l'entendre, désertant le cercle du roi. Le maréchal de Luxembourg et Condé, les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, Fénelon et Bossuet avaient brigué l'honneur de sa bienveillance. Les contemporains admiraient la prodigieuse diversité de ses mérites, et le comparaient à César. Louis XIV était jaloux de ce prince dont le génie l'effaçait.

Cette jalousie se révéla par une disgrâce qui l'atteignit dès ses premiers pas. A la bataille de Nerwinde, la plus sanglante du xvir siècle 2, Conti avait mené les troupes comme un vieux capitaine, emporté le village dont il était revenu couvert de sang; le roi le laissa l'année suivante à Versailles, sans lui confier une compagnie. Découragé par cette injustice et voyant sa carrière fermée, Conti s'abandonna aux plaisirs, puis à une violente passion, qui remplit sa vie entière. Il aima sa belle cousine, la duchesse de Bourbon, et il en fut tendrement aimé 3.

1 Madame de Caylus, dans ses Souvenirs (p. 511), a tracé de lui un portrait aussi vrai que charmant.

2 V. le magnifique récit qu'en a fait M. Macaulay (Hist. de Guillaume III). Le village de Nerwinde ne fut emporté qu'à la troisième charge.

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« Conti charma une personne (la duchesse de Bourbon) qui, sans être cruelle, ne fut jamais prise que pour lui. C'est ce qui le tenait sur la Pologne, et cet amour ne finit qu'avec lui. Il dura même longtemps après dans l'objet qui l'avait fait naître, et peut-être y dare-t-il encore après tant d'années, au fond d'un cœur qui n'a pas laissé de s'abandonner ailleurs, V. Saint-Simon, t. VII, p. 62-63.

Cette liaison durait depuis plusieurs années lorsque le trône de Pologne étant devenu vacant, notre ambassadeur à Varsovie, l'abbé de Polignac, à force d'intrigues et de promesses, parvint à faire proclamer roi Louis de Conti1. Louis XIV « qui ne demandait pas mieux que de se défaire d'un prince de ce mérite, si universellement connu 2, » donna l'ordre à Jean-Bart de l'escorter jusqu'à la rade de Dantzick, d'où il devait aller se faire reconnaître par ses sujets,

Conti n'obéit qu'avec une répugnance marquée; il lui coûtait de quitter une position où il s'était concilié l'estime et l'affection publiques, plus encore d'abandonner la duchesse, qu'il aimait jusqu'à la passion, pour aller courir les hasards d'une couronne qu'il n'avait jamais désirée. Arrivé en Pologne, à travers mille dangers, il se trouva dans l'impossibilité de payer dix millions que l'abbé de Polignac avait promis aux seigneurs polonais pour prix de son election. Ces derniers, se voyant trompés dans leurs espérances, reportèrent leurs voix sur l'électeur de Saxe, et le prince de Conti se trouva fort heureux d'acheter au prix d'un trône le droit de revenir auprès de celle qu'il aimait.

Il retrouva avec elle les convives de Meudon et les libertins du Temple et les rassembla de nouveau dans son hôtel, sur le quai qui a retenu son nom. Il de

1 Juin 1697.

2 Saint-Simon, t. ler, p. 436.

vint l'idole du Parlement, l'admiration de la Sorbonne et de l'Académie ', l'hôte des libres penseurs, et l'un des chefs de cette opposition silencieuse, qui se manifestait déjà à Paris contre Versailles. Il mourut à quarante-cinq ans 2, au moment où Louis XIV, revenu enfin de ses préventions, songeait à lui confier l'armée du Nord.

Tels étaient les princes et les partis qui les divisaient. Le premier, celui de madame de Maintenon, s'appuyait sur l'Église et la tradition et gouvernait au nom du maître, suivant les usages despotiques et la seule nécessité des circonstances. Celui du Dauphin qui venait ensuite, voulait la guerre pour soutenir Philippe V, le fils préféré de Monseigneur, mais il souhaitait en outre l'éloignement de madame de Maintenon et la liberté absolue des consciences et des mœurs. Celui du duc de Bourgogne, allant plus loin encore, réclamait avec la paix une réforme générale de la monarchie, l'affranchissement du commerce et de l'agriculture, et le soulagement du peuple écrasé sous les impôts. L'un représentait le passé, l'autre le présent, le dernier l'avenir. On retrouvera désormais ces trois partis à toutes les époques qui vont suivre, sous la Régence, sous Louis XV et sous Louis XVI. Ils rappellent les trois âges de l'homme: la vieillesse, la maturité, l'adolescence; les trois modes éternels des gouvernements: la routine, la réforme, la révo

1 Saint-Simon, t. VII, p. 59.

2 Le 22 février 1709.

3 Saint-Simon, t. XIII, p. 161.

lution. Lorsqu'un monde nouveau naîtra, on les retrouvera rangés face à face dans les assemblées, les uns à droite, les autres au centre, les derniers à gauche.

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