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blesse le premier rang. Il prétendait descendre de Charlemagne par les comtes de Vermandois, et revendiquait avec ostentation les droits de sa race et par-dessus tout les priviléges des pairs de France. Ses prétentions étaient telles, qu'il allait jusqu'à comparer les pairs aux électeurs d'Allemagne, déclarant qu'ils étaient supérieurs aux princes du sang et cotuteurs des rois. On le voyait sans cesse compulser les parchemins, interroger les vieux ducs, les vieilles duchesses, jusqu'aux vieux laquais de la cour, sur les droits et les honneurs de la pairie. Il réclamait pour les pairs le titre de Monseigneur, usurpé d'après lui par les évêques et par les princes, et à l'appui de son opinion il montrait comme de précieuses reliques trois lettres de Colbert, où ce ministre donnait le Monseigneur au vieux duc de Saint-Simon, son père.

Intraitable sur ces questions, il refusa même sous la régence de donner ce titre au duc d'Orléans, son ami et alors son souverain. Sous le moindre prétexte, il portait ses prétentions en justice, entraînait ses amis, ses parents devant les tribunaux et rédigeait luimême leurs plaidoyers. Il se constitua ainsi le chevalier de l'étiquette, apportant dans ce rôle la droiture, mais aussi l'âpreté de son caractère, et il s'attira de la sorte de nombreux ennemis, qui le représentèrent au roi comme un esprit difficile et ombrageux. Louis XIV, déjà prévenu par sa démission, les crut sans peine. Il se plaignit même un jour de ce que le duc, après avoir quitté son service, ne songeait qu'à

étudier les rangs et à faire des procès à tout le monde. Saint-Simon se justifia lui-même, mais la mauvaise impression resta. Plus tard, en lui accordant une grâce, le roi ajouta ce sévère conseil: Mais il faut tenir votre langue 1. »

Malgré la froideur de Louis XIV, les ministres et les plus grands personnages briguaient l'amitié du jeune duc. On redoutait en lui « son esprit, son instruction 2, et son penchant à s'expliquer sur les hommes et sur les choses de façon à emporter la pièce. On respectait ce caractère qui ne pardonnait ni une usurpation ni une injure; on estimait son désintéressement et sa franchise, vertus si rares dans les cours. Saint-Simon devint bientôt un des amis les plus ardents du duc de Bourgogne. Il le regardait comme le régénérateur de la France, « comme un autre Esdras, comme le restaurateur du temple et du peuple de Dieu après la captivité », et l'aimait avec une indicible tendresse : « Mon cœur, dit-il, était à cette cabale, qui pouvait compter M. le duc de Bourgogne à elle, envers et contre tous. »

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A ce parti, déjà si riche en talents et en vertus, se rattachaient d'autres hommes non moins recommandables par leur mérite ou leur caractère; c'étaient le chancelier Pontchartrain, zélé gallican comme SaintSimon, suspecté même de jansénisme, administra

1 Saint-Simon, t. VIII, p. 350.

2 Saint-Simon, t. VI, p. 337. p. 350.

3 Saint-Simon, t. IX,

Saint-Simon, t. VII, p. 288.

teur habile, intègre et infatigable 1; le ministre des affaires étrangères, M. de Torcy, digne successeur de Lyonne et de Pomponne, secrètement attaché, lui aussi, aux doctrines de Port-Royal; le brave et honnête Catinat, disgracié depuis sa malheureuse campagne d'Allemagne et vivant dans la retraite, dans son modeste château de Saint-Gratien; le maréchal de Boufflers, héroïque vieillard immortalisé par le siége de Lille; le duc de Mortemart, fils de « la disciple sans peur, sans mesure et sans contrainte?»; le duc de Charost, officier d'avenir, d'une probité sévère et scrupuleuse, d'un esprit gai et facile, qui savait allier la droiture d'un chrétien 3 aux qualités aimables du monde; son père, le duc de Béthune, qui ne figurait dans cette société que comme mari de la duchesse sa femme, fille de Fouquet, ancienne amie de madame Guyon et dernier reste d'un troupeau dispersé, la grande âme par excellence, devant qui monseigneur de Cambrai même était en respect. »

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Venaient ensuite le maréchal de Vauban, non moins admirable par le patriotisme de sa vie que par la grandeur si originale de ses travaux; le poëte Racine, étendu maintenant sous les dalles de Port

1 Il y a à la Bibliothèque quinze volumes in-folio de lettres écrites pendant son ministère.

Saint-Simon, t. IX, p. 350.

3 Le seul peut-être, dit Saint-Simon, « qui ait su joindre une profession publique de dévotion avec le commerce étroit des libertins de son temps. T. IX, p. 352.

Le duc de Béthune n'était qu'un frère coupe-choux qu'on toléroit à cause d'elle. D Saint-Simon, t. IX, p. 351.

Saint-Simon, t. IX, p. 351.

Royal, avait figuré autrefois dans les rangs de ce parti qui comptait encore un nombre considérable de jansénistes. Ces derniers devaient à la mansuétude de Fénelon de circuler et de vivre dans son diocèse sans avoir à craindre ses persécutions'; en haine des jésuites livrés à madame de Maintenon, des sceptiques attachés au dauphin, ils préféraient le duc de Bourgogne, dont la foi si éminemment gallicane se rapprochait davantage de leurs opinions.

Resserrés et renfermés entre eux, tous ces hommes formaient à la cour comme une corporation sévère et inaccessible, avec une discrétion et une fidélité merveilleuses, sans faire ni admettre aucun prosélyte dans la crainte de s'en repentir 2. » Tous n'avaient qu'un cœur et qu'une âme et ne tendaient qu'à un seul but, qu'aucune disgrâce ne put déranger. Ils voulaient le rappel de Fénelon à Versailles, le consultaient et recevaient ses avis « comme les oracles de Dieu même; » en l'amour de ce maître, ils faisaient consister « piété, vertu, gloire de Dieu, soutien de l'Église et le salut particulier de leurs âmes 3. »

Après les enfants de Louis XIV venaient les maisons d'Orléans, de Condé et de Conti, issues toutes trois du sang royal. Le chef de la maison d'Orléans, Philippe, frère de Louis XIV et mari de cette belle Henriette d'Angleterre, immortalisée par

'Saint-Simon, t. IX, p. 348,

2 Saint-Simon, t. IX, p. 348.
3 Saint-Simon, t. IX, p. 348-349.

l'éloquence de Bossuet, était mort depuis quelques années, mais il laissait sa seconde femme, Élisabeth de Bavière et son jeune fils, déjà connu en France et en Europe par sa brillante conduite dans la malheureuse campagne de Turin.

Madame, duchesse douairière d'Orléans, résidait d'habitude à Saint-Cloud, qui appartenait à son fils. Enlevée à son pays comme une conquête, brusquement convertie au catholicisme, mariée à un prince qu'elle n'aimait pas, elle était venue à dix-neuf ans à Versailles, seule, étrangère, parlant à peine le français, et sans mérites pour la cour, n'ayant ni intrigue, ni beauté. La franchise de son caractère compromit sa position dès ses premiers pas. Toutes les princesses fléchissaient le genou devant madame de Maintenon; la duchesse d'Orléans, qui apportait d'Allemagne le religieux respect de la famille, refusa d'adorer cette reine apocryphe, attachée à Louis XIV par un mariage douteux et assurément clandestin, et elle s'attira ainsi la haine d'une femme implacable, qui la perdit rapidement dans l'esprit

du roi.

Madame supportait courageusement cette disgrace. Elle menait à Versailles une vie isolée, mais libre, faisant de longues promenades dans les jardins, et suivant avec une infatigable ardeur les chasses à courre, où, pour plus d'aisance, elle portait une perruque courte et des habits de cavalier. La duchesse aimait avec passion ces belles chasses royales dans les forêts de Compiègne et de Fontainebleau, et

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