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une vie sobre et laborieuse, conforme à son caractère et à ses goûts. Il se levait de grand matin, s'occupait de son diocèse et donnait le reste du temps au travail et à la nombreuse correspondance qu'il entretenait avec ses amis. Ses seules distractions étaient de longues promenades à pied dans la campagne. Il se plaisait à contempler le calme et la majesté de cette nature dont la vue réveillait dans son âme l'idée du Créateur et lui causait un profond sentiment d'admiration et de reconnaissance. La solitude lui rappelait l'absence des personnes aimées : « Nous avons eu de beaux jours, écrit-il à l'abbé de Beaumont, son neveu, nous nous sommes promenés, mais vous n'y étiez pas... » — « Je fais des promenades, écrit-il au marquis de Fénelon, son autre neveu, toutes les fois que le temps et mes occupations le permettent, mais je n'en fais aucune sans vous désirer... Je me trouve en paix dans le silence devant Dieu ! Oh! la bonne compagnie! On n'est jamais seul avec lui 1. >> Si quelques personnes l'accompagnaient, l'archevêque s'entretenait volontiers des graves questions qui troublent les hommes, laissant pour ainsi dire couler ce miel attique, que Dieu avait mis sur ses lèvres. A le voir ainsi dans la campagne, s'entretenant avec les siens, on eût dit un des philosophes du Lycée passant avec ses disciples. Au milieu de la guerre qui ravageait les environs, les alliés lui offrirent plusieurs fois des escortes qu'il refusa. Les Anglais surtout, qui

1 Correspondance de Fénelon.

voyaient en lui un champion de la liberté, lui rendaient un véritable culte. Marlborough pendant toute la guerre, fit respecter ses domaines. Il avait ordonné qu'on le laissât passer librement, et l'archevêque visitait les malades, assistait les pauvres, ramassait les blessés, à travers les armées ennemies, comme un messager de paix et un apôtre de charité.

Malgré ces hommages de l'Europe, une vie si pure et si remplie, Fénelon souffrait cruellement de l'exil. Son corps était à Cambrai, mais son âme, à Versailles, près du duc de Bourgogne, son fils bien-aimé, et de deux hommes éminents et considérables, les ducs de Beauvilliers et de Chevreuse, avec lesquels il correspondait secrètement.

Les ducs de Beauvilliers et de Chevreuse 3 occupaient à la cour les plus hautes fonctions. Le premier était président du conseil des finances, avec l'entrée et le vote au conseil des ministres; le second était

1 « Les bussards même du prince Eugène respectoient cette défense.» Ramsay, p. 90.

2 Paul de Beauvilliers, duc de Saint-Aignan, né en 1648, ancien ambassadeur à Londres, était en outre gouverneur de Loches et du Havre, grand d'Espagne de première classe, et premier gentilhomme de la chambre.

3 Charles de Chevreuse était le fils de ce duc de Luynes, qui s'était fait bâtir un château à Vaumurier, à cent pas de Port-Royal et de cette sainte duchesse de Luynes, janséniste comme son mari, inhumée dans l'église de l'abbaye. On l'appelait le bon duc. C'était un gentilhomme éclairé, instruit, ami des lettres, et très-versé dans les finances et la politique. Il a laissé plusieurs manuscrits, qui ont tous pour but de faciliter le commerce et de diminuer les impôts. M. le duc de Luynes, son digne petit-fils, les conserve encore. Nous avons à ce sujet de doubles remerciments à adresser à M. le duc de Luynes et à M. Huillard-Bréholles.

ministre secret et honoraire; tous deux anciens gouverneurs des enfants de France, tous deux ducs et pairs, tous deux unis par les liens de la plus étroite amitié, tous deux mariés à des filles de Colbert, qui s'aimaient comme leurs maris. Une grande et légitime réputation de science, de vertu et d'honneur s'attachait à leurs noms et désarmait la malveillance habituelle des courtisans.

Tous les deux avaient donné à l'archevêque les plus éclatantes preuves de leur attachement. Le lendemain de sa nomination au poste de gouverneur des enfants de France, Beauvilliers alla trouver le roi en lui demandant de lui adjoindre Fénelon comme précepteur. Lors de la publication des Maximes des saints, le duc de Chevreuse s'établit chez l'imprimeur et y corrigea lui-même les épreuves, ce qui lui attira quelque temps la froideur de Louis XIV. Après la disgrâce de l'archevêque, les ducs seuls lui restèrent fidèles. Le roi pressa vainement Beauvilliers de rompre avec son ami, en le menaçant d'une disgrâce:

Je suis, répondit Beauvilliers, l'ouvrage de votre Majesté; elle m'a élevé; elle peut m'abattre ; dans la volonté de mon prince je reconnaîtrai celle de Dieu, et je me retirerai, Sire, avec le regret de vous avoir déplu, mais avec l'espérance de mener une vie plus tranquille. Ces paroles touchèrent Louis XIV. II ferma les yeux, et Beauvilliers et Chevreuse continuèrent leur correspondance avec l'archevêque.

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Ils travaillaient en même temps avec le duc de Bourgogne, écrivant pour lui de nombreux mémoires

sur le commerce, l'industrie, les finances, propres à éclairer le règne futur, et s'entretenant sans cesse de leurs espérances, de leurs projets, du maître absent. Ils se réunissaient pour se parler de lui, pour le regretter, pour le désirer, pour se tenir de plus en plus à lui comme les Juifs pour Jérusalem, et soupirer après son retour et l'espérer toujours » 1. Ils vivaient, lui, les regards fixés sur Versailles; eux, sur Cambrai.

Au milieu de ces vieillards, leur ami, leur confident, leur conseil quelquefois, vivait un jeune gentilhomme, duc et pair comme eux, blond, petit, fluet, à la figure fine, à la voix imperceptible 2, qui occupe dans les lettres une plus grande place que dans l'histoire, le duc de Saint-Simon. Elevé par sa mère, Charlotte de l'Aubépine, femme d'un rare mérite, Saint-Simon prit dès l'enfance le goût de l'étude. Il dévorait tous les mémoires qui avaient paru jusqu'alors, et il y recueillait bien jeune encore l'expérience des siècles passés. Il commençait sa philosophie lorsque le duc d'Orléans, son contemporain et son condisciple, partit pour sa première campagne. Le jeune historien, brûlant de voir ces bataille's dont il avait lu tant de récits, sollicita la faveur d'accompagner le prince, et fit la campagne comme simple mousquetaire 3.

1 Saint-Simon, t. XII, p. 63.

Saint-Simon se plaint lui-même plusieurs fois dans ses mémoires de la faiblesse de sa voix.

3 Louis XIV exigeait alors que l'on servît une année avant de pouvoir acheter un régiment.

Le temps de son noviciat expiré, il acheta le régiment de Saint-Simon cavalerie et le suivit sur le Rhin. Ce fut là que livré à l'ennui d'un campement, réduit à une vie d'escarmouches, après avoir lu et rela Bassompierre, il commença dans le plus profond secret la rédaction de ses Mémoires. Saint-Simon, comme tous les hommes qui ont consacré leur vie à une œuvre, a marqué avec soin l'époque et le lieu de son origine. « C'était, nous dit-il, au mois de juillet 1694, à Guernsheim, sur le vieux Rhin'. » A la paix de Ryswick, le roi supprima plusieurs régiments parmi lesquels était le sien. Il les rétablit à l'ouverture de la guerre d'Espagne, mais il oublia celui de Saint-Simon. Peu après, parut une promotion de brigadiers', où le jeune duc n'était pas compris, tandis que plusieurs colonels moins anciens dans le service y figuraient. I ressentit vivement cette injustice et envoya au roi sa démission, sous prétexte de maladie. C'était là un acte de courage véritable: Louis XIV n'aimait point que l'on quittât le service, et pendant trois ans, il lui témoigna une froideur manifeste. Réduit à vingt-sept ans à la vie oisive de Versailles, Saint-Simon y marqua de suite sa place, et se rangea parmi les partisans du duc de Bourgogne. L'orgueil de sa naissance, qui fut la plus funeste, mais la plus profonde passion de sa vie, le rattachait naturellement au prince qui voulait donner à la no

1 Né en 1675, il avait alors dix-neuf aus.

2 Le grade de brigadier était intermédiaire entre celui de colonel et de maréchal de camp.

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