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vers. Ninon l'embrassa, et, comme si elle eût deviné l'homme qui devait être Voltaire, elle lui légua deux mille francs pour acheter des livres. Malgré M. Arquet, sage notaire qui destinait son fils à la magistrature, Châteauneuf emmena plusieurs fois son filleul aux soupers du Temple, et le malin enfant n'oublia point de telles leçons. Tel était le parti de Monseigneur, mélange confus de poëtes et d'épicuriens, de courti sans et d'abbés, de libres penseurs et d'officiers. C'était, comme nous l'avons dit, le parti de la guerre et de l'opposition la plus bruyante. Après lui, venait un troisième parti, qui protestait par sa conduite contre la vie licencieuse de Monseigneur et de ses amis; s'il était moins nombreux, il était plus uni, plus estimable, et plus estimé; en tête figuraient les eufants du dauphin, le duc et la duchesse de Bourgogne 2.

La duchesse de Bourgogne 3 n'était pas régulièrement belle. Elle plaisait pourtant par ses beaux cheveux blonds, ses grands yeux, ses longs cils noirs et

1 Voltaire écrivit plus tard en souvenir de ses amis du Temple : Dans mon printemps j'ai hanté les vauriens.

2 « Leur dévotion les tenait en brassière et était aisément tournée en ridicule; le bel air, la mode, l'envie étaient de l'autre côté avec la Choin et madame de Maintenon. » Saint-Simon.

3 Marie-Adélaïde de Savoie, fille de Victor-Amédée II, et sœur aînée de la reine d'Espagne. Née en 1685, elle avait alors vingt et un ans. Elle était venue en France en 1696 et y avait été élevée.

Saint-Simon la peint régulièrement laide; cependant le tableau de Versailles et les nombreuses gravures de la bibliothèque nous la représentent avec une figure jolie, à la fois piquante et mutine. Elle n'était pas laide quand elle avait des couleurs,» écrit Madame. T. Ier, p. 234.

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l'incomparable légèreté de sa démarche 1. Elle plaisait plus encore par sa vivacité italienne, par sa grâce française, la tournure originale de son esprit, le charme et la douceur de son caractère. Sans la beauté si accomplie de son aïeule, Henriette d'Angleterre, elle gagnait comme elle tous les cœurs 3. Elle n'appelait jamais madame de Maintenon que ma tante, et lui prodiguait non-seulement ses plus charmants sourires, mais encore ses attentions et même ses services. Un jour que la marquise lui avait préféré pour secrétaire mademoiselle d'Aumale, l'une de ses élèves, la duchesse de Bourgogne lui demanda avec une douce ironie si « Adélaïde de Savoie n'était pas d'assez bonne maison pour la servir 4?» Louis XIV et madame de Maintenon l'aimaient comme leur fille. Forte de cet amour, la duchesse s'abandonnait à toutes les fantaisies 5, à tous les caprices de l'enfant qui se voit préféré. Au milieu des plus graves

1 Madame de Maintenon, qui ne l'appelait que mignonne, a tracé d'elle un délicieux portrait: « Comment de ces images ridicules, écrit-elle à madame de Dangeau (édition Auger, t. IV, p. 106), passer à notre princesse, elle que les Grâces font incessamment marcher.... Elle court sans cesse, et se plaint de ne pas courir; elle est charmante et ses défauts même sont admirables: on l'aime plus qu'il ne faudrait: on le sent et on ne peut s'en défendre. »

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2 Sa mère, Anne d'Orléans, était fille de Monsieur et de Henriette d'Angleterre ; elle avait épousé Victor-Amédée II, en avril 1684.

3 Dans une chanson du 1710, sur les dames de la cour, elle figure au premier rang sous le nom de Reine des cœurs. Recueil de Maurepas, t. XI, p. 481.

Lettres de madame de Maintenon, édition Auger, t. II, p. 275. Note. Si l'on en croit Madame, (correspondance, t. II, p. 346): « A Marly, la dauphine courait la nuit avec tous les jeunes gens dans le jardin, jusqu'à trois heures du matin; le roi n'a pas su un mot de ces courses

nocturnes. »

entretiens, elle s'élançait sur les genoux de Louis XIV ou de madame de Maintenon, passait ses bras autour de leur cou, feuilletait leurs papiers, décachetait leurs lettres et les lisait tout haut en riant aux éclats. Les deux vieillards se laissaient aller à sa gaieté : la duchesse lançait alors les plus incroyables saillies : «Ma tante, disait-elle un jour à madame de Maintenon, ma tante, savez-vous bien pourquoi en Angleterre les reines gouvernent mieux que les rois? C'est que les hommes gouvernent sous le règne des femmes. et les femmes sous celui des hommes'. » Quelquefois à Marly, quand madame de Maintenon, qui redoutait l'air, se faisait porter dans sa chaise dont les glaces demeuraient soigneusement fermées au milieu des jardins, la duchesse venait se placer sur un des bâtons de la chaise, d'où elle se mêlait à la conversation et l'animait de son babil 2.

Elle jetait sur cette cour déjà vieillie de Versailles l'éclat et la vie de ses vingt ans. Elle était l'âme des bals et des fêtes. Suivie de jeunes femmes, toutes jolies, mesdames de Lambesc, de Nesle, de Tonnerre, de Polignac, de Courcillon, dont la plus vieille avait dix-sept ans 3, elle parcourait à cheval

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Nous avons une recrue de jolies femmes dont la cour avoit besoin; voici leurs noms madame de Lambesc, fille de madame la duchesse de Duras, et femme du fils de M. le comte de Brienne; madame la marquise de Nesle, fille de M. de la Meilleraye; madame de Tonnerre, fille de madame de Blansac; madame de Polignac, fille de madame de Mailly, et madame de Courcillon, qui n'a pas besoin de vous être expliquée; la plus vieille des cinq personnes a dix-sept ans. >> Correspondance de ma

les forêts de Compiègne et de Fontainebleau, rappelant les gracieuses fictions de la Diane chasseresse ou ces déesses des poëtes anciens, qui menaient les choeurs des nymphes. La duchesse aimait les plaisirs et s'y abandonnait avec toute la fougue d'une nature ardente, Dans son ivresse, elle oublia malheureusement les impérieuses exigences de son sang, et elle commit plusieurs imprudences semblables à celles qui firent attaquer plus tard une reine infortunée jusqu'au pied de l'échafaud. Les courtisans répétaient à voix basse un double récit d'amour,

Parmi les officiers du duc de Bourgogne, se trouvait un jeune colonel nommé Nangis, beau, volup tueux et discret comme la tombe'. Si l'on en croit Saint-Simon, admirateur passionné de la duchesse, elle remarqua Nangis dans les bals. Elle avait alors dix-neuf ans. Cette liaison se borna à des regards, à des entretiens, peut-être à des lettres, mais rien ne porte à croire que la duchesse ait jamais oublié, ni ses devoirs, ni l'affection profonde et sincère qu'elle portait à son mari', Ce fut comme une idylle dans les salons dorés de Versailles.

dame de Maintenon et de madame des Ursins, t. Ier, p. 454. « Madame la Dauphine relaye une troupe de jeunesse qu'elle a autour d'elle.... Il y a longtemps que je n'ai vu de plus jolies femmes à la cour. Ibid., t. II, p. 222.

1 Voici comment le peint Saint-Simon qui ne l'aimait pas: « Nangis, dit-il, n'avoit d'esprit que celui de plaire aux dames, de parler leur langage et de s'assurer les plus désirables par une discrétion qui n'étoit pas de son âge et n'étoit plus de son siècle. » T. VI, p. 261.

2 « Je suis convaincu que cette intrigue s'est passée en regards et en quelques lettres tout au plus » dit madame de Caylus. Souvenirs, p. 514. 3 « Je ne veux vous parler que de madame la duchesse de Bourgogne,

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Mais à cette douce et passagère sympathie s'ajou tait une sombre histoire, pleine de larmes et de sang. Un autre officier, le marquis de Maulevrier, gendre du maréchal de Tessé, ami comme Nangis du duc de Bourgogne, s'éprit violemment de la princesse. Il l'aima d'abord par calcul, puis avec passion, puis avec délire. Maulevrier n'avait ni la beauté ni les séductions de Nangis, il eut l'éloquence de l'amour. Il déclara sa passion en y mêlant des menaces de suicide. Soit effroi, soit pitié, la duchesse prêta l'oreille; elle reçut et rendit des lettres. Pour lui parler secrètement, Maulevrier feignit une extinction de voix. Il s'étudia pendant une année à étouffer ses paroles, et conquit ainsi la faveur de l'entretenir à voix basse devant son mari, la cour et le roi lui-même 1.

Tessé, qui partait alors pour l'Espagne, redouta pour son gendre les suites de cette passion insensée 2, et l'emmena sous prétexte de guérir son extinction. de voix. Maulevrier revint d'Espagne plus épris que jamais; l'absence avait irrité l'amour. Pour éviter les soupçons il habitait Paris, mais il continuait avec la duchesse sa mystérieuse correspondance, lorsqu'il devint jaloux de Nangis. Sa tête alors s'exalta; il

qui passe mes espérances et même mes souhaits, dans la manière vive et tendre dont elle aime son mari. » Lettre de madame de Maintenon, édition Auger, t. III, p. 182. « Elle était profondément touchée, écrit Madame, de la passion qu'il avoit pour elle. » Lettres de Madame, t. [er, p. 224.

Mémoires de Saint-Simon, 1705.

2. Maulevrier était un fou,» dit madame de Caylus dans ses Souvenirs, p. 514.

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