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calomnies, qui menaçaient de produire leur effet habituel et qui avaient déjà occasionné quelques désertions dans sa cavalerie, Philippe V se décida à passer une revue générale de ses troupes: il se plaignit hautement de la fausseté des bruits malveillants dont il était l'objet, et jura sur sa parole royale de rester au milieu de son armée et de mourir avec son dernier escadron. Emus et charmés de ce mâle langage, les officiers firent à leur tour le serment de combattre sous ses drapeaux, et de verser pour sa défense jusqu'à la dernière goutte de leur sang1.

A Madrid, pendant ce temps, Galway et Las Minas perdaient leur armée. Au sortir des privations d'une longue route, leurs soldats se jetaient sur les vins d'Espagne, et dans un pays, dans une saison où le climat exige la plus rigoureuse tempérance, ils s'adonnaient à l'ivrognerie et à la débauche. Livrés tout le jour à l'oisiveté, ces soldats, la plupart protestants. entraient dans les églises comme dans leurs temples, le chapeau sur la tête, et ils y froissaient les assistants par leur conduite et leurs remarques irrévérencieuses. Les Espagnols vengèrent par de cruelles représailles ce mépris de leur religion. En plein jour, les alliés qui s'écartaient tombaient sous le couteau des fanatiques; quelques-uns les attiraient dans leurs maisons sous divers prétextes, et ne les laissaient

1 Saint-Philippe, t. II, p. 65.

2 « Les hérétiques entroient avec mépris dans les églises, le chapeau sur la tête, même pendant l'exposition du saint-sacrement,» SaintPhilippe, t. II, p. 9.

plus sortir. Le soir, quand les soldats revenaient au camp, les hommes du peuple se jetaient sur eux et leur livraient des batailles sanglantes'. Nobles et bourgeois, prêtres et femmes, versaient avec rage ce sang ennemi. Les courtisanes elles-mêmes vengeaient l'invasion de la patrie: à la nuit tombante, elles se glissaient par troupes dans le camp, et y ven daient des caresses empoisonnées. Les hôpitaux se vidaient et se remplissaient tous les jours; là aussi les alliés retrouvaient la mort; les médecins espagnols empoisonnaient les blessures. « Jamais, écrit SaintPhilippe avec un sauvage orgueil, on ne trouvera dans aucune histoire fidélité si impie 2. » En trois semaines, six mille alliés disparurent, et l'archiduc et Peterborough n'arrivaient pas. Le massacre de leurs courriers entretenait l'incertitude la plus complète sur la marche qu'ils avaient suivie, tandis que les nouvelles les plus désastreuses, inventées par les Espagnols, se répandaient dans la ville et troublaient les généraux et les soldats. On prétendait que l'archiduc avait été tué dans l'Aragon on nommait le lieu, l'église où il avait été inhumé; il y eut même un ecclésiastique qui affirma avoir assisté à ses funérailles et vu de ses yeux son cercueil'.

Après quarante jours d'une cruelle anxiété, Galway et Las Minas quittèrent Madrid, où ils laissaient le tiers de leurs soldats, et marchèrent à la ren

2

Saint-Philippe, t. II, p. 48-49.

« No se lerà tan impia lealtad en historia alguna,
Saint-Philippe, t. II, p. 49.

contre de l'archiduc. Sur-le-champ, Berwick envoya reprendre la capitale, et, de sa position sur l'Hénarès, ferma aux alliés le chemin de Madrid et le retour en Estramadure, les forçant dès lors à livrer bataille pour revenir en Portugal, ou à prendre leurs quartiers d'hiver à Valence1. L'archiduc et Peterborough rejoignirent Galway avec sept mille hommes seulement. Charles comptait régner à Madrid avec les quarante mille Anglo-Portugais venus de Lisbonne; il trouva vingt mille soldats à peine, la capitale reprise, et, devant lui, Berwick avec vingt-huit mille hommes qui fermaient la route. Il craignit de livrer bataille dans un pays soulevé, implacable en cas de défaite, et se replia sur Valence, harcelé par les paysans, qui assommaient ses traînards, et par les cavaliers de Berwick, qui enlevaient ses convois. L'un de ces partis de cavalerie, commandé par le colonel espagnol don Juan de Zereceda, ramena l'équipage entier de Peterborough 2. Les alliés errèrent quelque temps dans la campagne, sans cartes, sans guides, saccageant les villages au hasard et marquant leur passage par des incendies qui consumaient jusqu'aux églises. Ils quittèrent enfin la Castille, qui dévo

1 Maintenant que nous avons fermé aux ennemis leur retour en Portugal, nous n'avons autre chose à faire qu'à tâcher de nous maintenir derrière l'Hénarès. Si nous en venons à bout, les ennemis seront forcés, pour leur quartiers d'hiver, d'aller vers le royaume de Valence. Il n'y a qu'un combat qui puisse leur ouvrir un autre chemin. » Lettre 'de Berwick au roi, 3 août 1706; Archives de la Guerre, vol. 1978, no 4. 2 Mémoires de Berwick. p. 382.

3 Saint-Philippe, t. II, p. 78.

rait leurs bataillons, traversèrent pendant la nuit le Xucar, large et profonde rivière qui contourne les frontières de cette province, et arrivèrent affamés et demi-nus dans le royaume de Valence. L'archiduc fit reposer ses troupes dans cette belle plaine, si bien nommée le Jardin 1, où croissent, sous le plus doux soleil, la vigne et l'oranger, le maïs et les palmiers, et où les mille canaux creusés par les Maures portent au loin la richesse et la fraîcheur. Les Valenciens, qui avaient embrassé la cause de l'archiduc, accueillirent ses soldats avec empressement. Ils leur donnèrent du linge, des chaussures, et leur prodiguèrent les beaux fruits de leur pays. L'archiduc fit son entrée solennelle à Valence, au milieu d'une foule nombreuse, accourue à sa rencontre. Les cordeliers et les capucins marchaient en tête, armés de mousquets et rangés en bataille, rappelant la fameuse procession de la Ligue. Arrivés en présence de Peterborough, ils le saluèrent en présentant les armes. A la vue de ces étranges auxiliaires, Peterborough ne put s'empêcher de sourire en disant: «Nous ne sommes pas mal ici, puisque l'Église militante vient nous recevoir 2. >>

Malgré ce gracieux accueil, Charles III quitta Valence au bout de quelques semaines. La discorde déchirait son armée : Galway, Las Minas et Peterborough s'accusaient mutuellement des revers de la campagne. Le mobile Peterborough, si enthousiaste naguère de l'archiduc, désespérait maintenant de sa

La Huerta.

Saint-Philippe, t. II, p. 74, septembre 1706.

cause, accusait sa lenteur et sa réserve, et raillait amèrement l'incapacité des généraux et des ministres autrichiens1. Il écrivait à Londres que Charles III ne régnerait jamais en Espagne, si l'Europe entière ne voulait l'y maintenir 2, et sous prétexte d'une mission nécessaire, il s'embarquait pour l'Italie. L'archiduc découragé confia son armée à Galway et à Las Minas, et il alla retrouver à Barcelone sa capitale, sa femme et ses fidèles Catalans. La discorde continuait malgré son départ entre Galway et Las Minas, quand Berwick vint les réunir. Le général de Philippe V envahit le royaume de Valence à la fin de l'automne, prit Orihuela, Cuença, la riche cité de Carthagène, avec soixante-quinze pièces d'artillerie, et il repoussa peu à peu les alliés jusqu'aux frontières de l'Aragon. L'hiver vint surprendre les deux armées au milieu des montagnes qui ferment le royaume de Valence, entre Albacète et Almanza 3. A la même époque Philippe V ramenait à Ma→

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1 God preserves any country from the best of German ministers! Never prince was accompanied by such wretches for ministers; they have neither money, etc.... Letters of Peterborough, in-8° p. 2. Cette correspondance de Peterborough, malheureusement trop courte, est trèscurieuse et plus spirituelle encore.

L'archiduc était d'une lenteur qui désespérait l'activité anglaise. Il perdait un temps considérable en cérémonies religieuses, et comme le général Stanhope lui reprochait son retard à propos du siége de Barcelone, il répondit que son équipage n'était pas prêt : « Sire, répliqua le général anglais, Guillaume IIl est entré dans Londres avec une simple valise, et quelques jours après il était roi. » William Coxe, t. IV, p. 282.

2

Saint-Philippe, t. II, p. 75.

3. Les ennemis étoient ainsi rencognés dans le royaume de Valence,»> dit Berwick. Mémoires, p. 384.

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