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rie, mouilla devant la place et ferma la mer. Philippe V rejoignit Tessé dans les premiers jours du printemps. Tous les deux avec vingt-cinq mille soldats traversèrent les montagnes de la Catalogne et retrouvèrent devant Barcelone Legall et le comte de Toulouse. L'heureuse réunion des trois armées semblait présager la victoire, et Tessé lui-même adressait à Louis XIV les plus incroyables flatteries', où le courtisan s'efforçait de faire oublier les sinistres prévisions du général.

Malheureusement, au lieu d'attaquer Barcelone par le Montjuich, comme l'avait fait Peterborough, Tessé ouvrit la tranchée devant la ville et perdit de la sorte un temps précieux. Moins obstiné que La Feuillade à Turin, il reconnut du moins son erreur, et reporta ses batteries devant la citadelle, où il rencontra la résistance la plus acharnée. Pour grossir la petite armée de l'archiduc, qui ne comptait, avec ses régiments catalans, que deux mille hommes de troupes réglées, les moines et les prêtres s'enrôlèrent par bandes sous ses drapeaux 2. Les capucins se distinguèrent aux premiers rangs; leurs longues barbes étaient rattachées avec des rubans de couleur rouge, celle de Charles III. Les femmes,

1 « Si l'on tenait un consistoire pour décider de l'infaillibilité du roi comme on en a tenu un pour celle du pape, je déciderais pour celle de Sa Majesté. Ses ordres ont confondu toute la science humaine,» Lettre de Tessé à Chamillart; 5 avril 1706. Mémoires de Noailles, p. 192.

2. Les moines, dit Saint-Simon, t. V, p. 75, combattaient les soldats du Roi Catholique et de Sa Majesté Très-Chrétienne comme s'ils eussent été des Turcs ou des hérétiques, a

à l'exemple des prêtres, s'étaient formées en compagnies, gardaient les portes et combattaient comme des soldats. L'archiduc promit solennellement de mourir ou de se faire prendre avec ses défenseurs 2. Pour stimuler leur enthousiasme, il leur annonça un jour que la Vierge lui était apparue et lui avait promis que ses fidèles Catalans ne l'abandonneraient pas. Ce faux miracle excita jusqu'au plus violent fanatisme le courage des assiégés 3.

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Malgré leur furieuse résistance, Tessé emporta d'assaut le Montjuich à la baïonnette. Cet avantage exaspéra les habitants. Le lendemain, ils firent une sortie générale conduits par leurs prêtres, qui portaient les bannières des confréries et, parmi elles, la bannière rouge de sainte Eularie, l'une des patronnes de la ville, ils assaillirent les tranchées et renouvelèrent cette terrible attaque les jours suivants. Derrière l'armée, pendant ce temps, dix mille paysans enveloppaient les lignes, coupaient les convois, et enlevaient les soldats, à cent pas de la tranchée. Malgré l'argent offert par Philippe V, les Catalans refusaient leurs services, et les Français, harassés par les gardes, avançaient très-lentement. Le plus habile des ingénieurs après Vauban, M. de Lapara,

Mémoires de Tessé, de Noailles et de Saint-Philippe.

2 Saint-Philippe t. II, p. 19.

3 a Ceci n'est point une fable» dit Tessé dans une lettre citée dans les Mémoires du duc de Noailles, p. 193.

* 21 avril 1706.

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5 Les assiégeants n'étoient pas assez nombreux et ne dormoient qu'une nuit sur trois. >> Saint-Simon, t. V, p. 75.

qui dirigeait les travaux, avait été tué en allant reconnaître des ouvrages. L'artillerie, prise à la hâte à Toulon, se trouvait défectueuse; les boulets n'étaient pas de calibre; les bombes crevaient en l'air; les canonniers et les bombardiers sortaient de leurs villages; et cependant les vivres s'épuisaient, le scorbut dévorait la flotte, et l'amiral Lacke, avec cinquante vaisseaux, arrivait au secours des assiégés. « Il faut, écrivait avec raison Tessé, que d'ici à huit jours nous prenions Barcelone ou que Barcelone nous prenne. » Le maréchal redoubia d'efforts, ouvrit une brèche large de soixante-dix toises, et se préparait à donner l'assaut 2 le lendemain à la pointe du jour, lorsqu'un vaisseau envoyé en reconnaissance signala les drapeaux de la flotte anglaise 3. Ce fut comme un coup de théâtre : Tessé suspendit ses préparatifs; le soir même, le comte de Toulouse gagna la pleine mer, ne pouvant lutter avec vingt-six vaisseaux contre cinquante. L'amiral Lacke jeta dans la ville des renforts si considérables, que le nombre

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« La grande affaire est notre artillerie.... Permettez-moi de vous dire deux mots sur le compte de ladite artillerie: Si l'on avoit voulu choisir dans le rebut des arsenaux, l'on n'auroit pas fait autrement. Je n'ai pas une pièce en état de tirer deux cents coups sans être éventée. J'en ai actuellement vingt hors d'état, des grains mal mis, des pièces défectueuses, des pièces folles, tout est vicieux et dans un état dont je vous cache la moitié. Idem des bombes; la moitié crèvent en l'air: les fusées sont trop courtes ou trop vieilles ou point ajustées aux bombes; enfin de trente il y en a vingt qui cassent en l'air.» Lettre de Tessé à Chamillart, 29 avril 1706; Archives de la Guerre, vol. 1997, no 79. 2 Cet assaut devait emporter la place, suivant le duc de Noailles. Mémoires de Noailles, p. 193.

3 Saint-Philippe, t. II, p. 24. 6 ma au soir.

Dans la nuit du 6 au 7 mai 1706. Saint-Philippe, t. II,

p. 30.

des assiégés se trouva supérieur à celui des assiégeants. Philippe V renonça à prendre Barcelone; mais la retraite même était coupée: pour regagner Madrid, il fallait traverser deux provinces en armes, la Catalogne et l'Aragon, et livrer une série de petits combats qui auraient détruit l'armée. Tessé prit le seul parti possible, celui de revenir à Madrid par la France; il abandonna à l'ennemi sa grosse artillerie, cent soixante pièces de canon, soixante mortiers, cent cinquante milliers de poudre, soixante mille sacs de grain, et, dans la nuit du 12 mai, il se replia vers les Pyrénées, confiant à la générosité de Peterborough ses blessés et ses malades. Les Catalans de l'archiduc voulaient les égorger, mais Peterborough réussit à les soustraire à leur fureur, les fit soigner et les renvoya plus tard à Toulon.

Cette retraite de Philippe V, si humiliante et si désastreuse, commença sous de funèbres auspices. Le premier jour, à midi, il y eut une éclipse totale de soleil, et la nuit surprit les colonnes en marche. L'obscurité était si profonde que les étoiles parurent au ciel pendant trois heures. Les soldats s'arrêtaient effrayés, se cherchaient, s'appelaient, se serraient les uns contre les autres, redoutant une surprise de l'ennemi, mais plus encore cet étrange phénomène qui voilait le jour. Les Espagnols, plus superstitieux, voyaient dans cette éclipse un fatal présage : c'était, disaient-ils, la fortune de Louis XIV qui disparaissait

1 Il y en avait six cents, Mémoires de Berwick, p. 377.

avec son emblème, le soleil des Bourbons qui se voilait pour toujours. Les animaux étaient effrayés comme les hommes : le cheval de Philippe V s'arrêta tout à coup et refusa d'avancer. Le retour du soleil dissipa les alarmes, mais non les périls de l'armée; les Catalans, abrités par les haies et les buissons, l'inquiétaient par des fusillades continuelles. Ils se postaient dans les chemins étroits des montagnes, de ravin en ravin, de défilé en défilé, et, pendant huit jours entiers, il fallut à chaque pas livrer bataille. Les paysans brûlaient les villages, emmenaient dans les bois leurs troupeaux et leurs familles, et, préférant leur haine à leur fortune, détruisaient les provisions qui pouvaient servir aux Français. L'armée perdit dans cette retraite trois mille soldats et tous les traînards. Enfin, après quinze jours de souffrances et de combats, Philippe Vet Tessé rentrèrent en France. Tessé prétexta une maladie et remit le commandement à Legall, qui ramena l'armée en Espagne, par le Roussillon et le Béarn. Philippe V prit les devants et courut à Madrid. Les sombres prévisions de Tessé venaient de s'accomplir: Galway et Las Minas envahissaient l'Estramadure et s'avançaient sur sa capitale.

Avec six mille chevaux et quatre mille fantassins, Berwick ne pouvait arrêter quarante mille hommes.

1 Villiam Coxe, t. IV, p. 281. Ce fut aussi l'impression des alliés. Les Hollandais exploitèrent la grande éclipse de soleil qui s'est montrée le 12 mai 1706. V. le Recueil de pièces historiques hollando-françaises, relatives au règne de Louis XIV.

2 Mémoires de Saint-Philippe.

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