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étouffé. Ainsi s'accomplit ce funèbre pressentiment qui troubla ses derniers jours et lui fit peut-être oublier son devoir 1. Le soir même, tandis que notre armée s'éloignait à la sombre lueur des incendies, Eugène et Victor-Amédée entraient à Turin, au bruit des cloches et de l'artillerie 2.

L'Italie cependant n'était pas encore perdue. Si Marsin était mort, si La Feuillade était démoralisé au point de négliger les précautions que recommandait la prudence la moins éclairée, le duc d'Orléans restait encore pour veiller au salut de l'armée et rétablir sa confiance ébranlée pendant cette journée désastreuse. On l'avait vu sans cesse au plus fort de la mêlée; blessé d'abord à la hanche, atteint ensuite d'une blessure beaucoup plus grave au poignet, il s'était constamment fait remarquer par un sang-froid digne de Vendôme, multipliant les ordres, excitant les officiers et menant lui-même au feu de l'ennemi les bataillons et les escadrons. Si la souffrance, la fatigue, la perte de son sang l'avaient obligé à s'éloigner pendant quelques instants, il avait reparu bientôt plus ardent et plus intrépide.

Sans se laisser abattre par une si terrible catastrophe, il eut encore assez de présence d'esprit pour

1 « Nous ne savons aucune particularité de ce qui s'est passé dans ce combat, si ce n'est que ce pauvre maréchal de Marsin y a été tué aussi bien que plusieurs officiers de considération. Qui auroit jamais cru que le maréchal, aussi brave et aussi vif qu'il étoit, eût pris un parti de trop de prudence contre l'avis de ce qu'on dit de Son Altesse Royale? » Lettres de madame des Ursins à madame de Maintenon, t. III, p. 354. » Archives de la Guerre; lettres de M. de Saint-Frémont, de M. d'Albergotti et de M. de Muret à Chamillart. Pelet, t. VI, p. 652 et suiv.

songer à sauver ses munitions et son artillerie, et assez d'énergie et de fermeté pour réunir les officiers généraux, afin d'aviser avec eux au moyen de reprendre Turin, de cerner l'armée victorieuse et de lui faire expier par une destruction complète le triomphe inespéré qu'elle venait de remporter. Ce projet était d'autant plus facile à réaliser que la Lombardie était encore gardée par un corps de vingt mille hommes, Français ou Espagnols, commandés par un des lieutenants du duc d'Orléans, M. de Médavy, qui jouissait dans l'armée d'une estime méritée. Si le prince pouvait opérer sa jonction avec son lieutenant, c'en était fait des alliés : réduits à vivre dans une contrée dévastée depuis longtemps par la guerre, ils auraient été contraints de mettre bas les armes et de subir les conditions les plus humiliantes. Malheureusement, le duc d'Orléans avait compté sans les misérables passions des hommes auxquels il espérait faire comprendre ses desseins; depuis le commencement du siége, les généraux avaient levé des contributions énormes dans le pays, et il leur en coûtait, aujourd'hui que la guerre semblait terminée par une honteuse défaite, de perdre le fruit de leurs exactions et de poursuivre une campagne qui leur faisait entrevoir de nouveaux périls et de dangereux hasards; aussi s'écrièrent-ils d'une voix unanime qu'il y avait de la témérité à rester en Italie, que les routes étaient impraticables et que le seul parti à prendre était de retourner en France. Est-il besoin d'ajouter que La Feuillade était un des plus ardents à dénigrer les

savantes combinaisons du duc d'Orléans? Ce dernier, comprenant enfin quel était le honteux mobile qui guidait les généraux, ferma tout à coup la discussion, et, faisant valoir son autorité, ordonna que l'on eût à se préparer à prendre la route du Pô.

Sur ces entrefaites et dès les premiers pas se présentèrent tout à point des messagers, pour annoncer qu'on avait vu des régiments piémontais, commandés par le duc de Savoie en personne, occupant les passages et tout prêts à s'opposer à la marche de l'armée. Le prince apprenait en même temps que, par suite d'ordres contradictoires qui plus tard furent imputés à La Feuillade, les convois de vivres et les munitions avaient été dirigés sur la route de France, et que nos troupes étaient exposées à tout instant à subir les horreurs d'une famine. Dans ce fâcheux concours de circonstances, en apparence fortuites, dans ces bruits répandus à dessein et dont la fausseté ne tarda pas à être constatée, il était impossible au duc d'Orléans de ne pas reconnaître un désir malveillant de contrecarrer toutes ses instructions et d'en paralyser les effets; et tous les murmures qui se faisaient entendre autour de lui ne pouvaient que corroborer cette opinion. Les forces humaines ont leurs limites: ne voyant autour de lui que désobéissance, révolte et trahison, souffrant cruellement des blessures qu'il avait reçues 1 et qui le forçaient à

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Il fut en danger jusqu'au 24 septembre. Correspondance dé madame des Ursins, 1. Ier, p. 91.

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rester dans sa chaise; découragé d'ailleurs par l'inutilité manifeste des efforts qu'il avait faits pour maintenir ses généraux dans le devoir, il se vit contraint de céder au vœu général 1, non pas toutefois sans stigmatiser par de sanglantes ironies la lâche cupidité de ces hommes, qui sacrifiaient à des intérêts privés l'honneur et le salut de leur pays. Il s'enferma dans sa voiture et reprit le chemin des Alpes avec l'armée, qu'il établit dans la Savoie.

Cette retraite, conseillée par l'avarice et par la peur, eut des conséquences plus funestes encore que la bataille.

Désormais rassurés du côté des Alpes, Eugène et Victor-Amédée envahissent le Milanais, dont les habitants passent avec indifférence de l'Espagne à l'Autriche. Les municipalités courent à la rencontre d'Eugène, pour prêter serment à leur nouveau maître l'archiduc Charles, et, ne redoutant que la guerre, elles s'opposent partout à la résistance des Français. A Pavie, les habitants se soulèvent et demandent à grands cris la capitulation. A Alexandrie, le peuple force le gouverneur, par des actes sauvages, à ouvrir les portes de la ville. Malgré la défection des Lombards, les généraux de Louis XIV et de Philippe V font leur devoir. M. de la Florida,

1 « Quelle fureur ont donc les officiers de l'armée de M. le duc d'Orléans de revenir à Paris! Je ne comprends plus rien à la plupart des têtes, elles me paroissent très-démanchées. »> Correspondance de madame des Ursins, t. III, p. 374.

* Saint-Simon, t. V, p. 152.

officier espagnol, enfermé dans la citadelle de Milan, bombarde les habitants, qui voulaient le réduire à la famine, et les force à nourrir ses soldats. Un officier français, M. de Ramiroix, fait mieux encore avec deux cents hommes, il tient pendant cinq semaines dans le château de Tortone. Les Autrichiens, qui avaient ouvert une large brèche, le somment de capituler; Ramiroix refuse, soutient l'assaut et meurt avec tous les siens sur le rempart. Ce sacrifice est inconnu les dévouements ont aussi leur destinée. La résistance des garnisons françaises disséminées dans la Lombardie dura jusqu'au printemps de 1707. A cette époque, un traité conclu avec l'empereur les arracha à la captivité et à la mort. Elles revinrent lentement et par petits détachements à travers le Piémont. Victor-Amédée voulait les désarmer à leur passage, mais, devant la fière attitude de ces vieux soldats, il n'osa accomplir un dessein qui était la violation la plus complète du droit des gens.

Ainsi, par la médiocrité de Chamillart, l'entêtement de Vendôme, l'incapacité de La Feuillade, la faiblesse de Marsin, se vérifiaient les sombres prophéties de Vauban. En quelques heures, Louis XIV perdait deux armées, le chemin et le rempart des Alpes, le Piémont si difficilement conquis en trois ans, cette Italie si souvent fatale à nos armes. Philippe V perdait le Milanais, qui appartenait à l'Espagne depuis Charles-Quint et passait sans retour à l'Autriche. Il avait déjà perdu la Belgique après la déroute de Ramillies, il ne conservait plus mainte

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