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tadelle était à peine entamée. Frappés par ces résultats et par la fausse direction des travaux, les Piémontais reprenaient confiance. Eugène leur écrivait de tenir bon, et de compter sur un prompt secours; les événements qui s'accomplissaient en Lombardie légitimaient ses assurances.

Par une triste fatalité, dans cette campagne où il fallait redoubler d'efforts pour recueillir le fruit de trois ans de combats, Vendôme s'abandonnait à toute l'insouciance de son caractère. Il laissait Eugène quitter le Tyrol, entrer en Italie et pénétrer jusqu'aux frontières du Milanais. Deux lignes de défense s'offraient encore à Vendôme pour l'arrêter: celle de l'Adige, celle du Mincio. La première s'étendait du lac de Garde à l'Adriatique et demandait un déploiement de troupes auquel les Français ne pouvaient suffire. La seconde, comprise entre le lac de Garde et le Pô, était de moitié plus courte et plus facile à défendre, et tous les généraux engageaient Vendôme à la choisir; mais Vendôme était d'avis que la ligne de l'Adige offrait plus de sécurité, et se porta en conséquence sur cette rivière. Eugène, cependant déterminé à passer en Lombardie, s'avançait vers le bas Adige, où Vendôme n'avait que quelques régiments; M. de Saint-Frémont, qui les conmandait, lui écrivit qu'il lui serait impossible d'arrêter les Autrichiens et le supplia de se retirer sur le Mincio; Chamillart, secrètement averti, renouvela les mêmes prières. Vendôme, ajoutant l'obstination à la négligence, persista dans ses projets et demeura sur l'Adige.

Tel était l'état des choses quand Louis XIV appela Vendôme en Belgique. Il envoya pour le remplacer son jeune neveu, Philippe d'Orléans, illustré par les batailles de Steinkerque et de Nerwinde et déjà mûr pour le commandement'. Malgré l'avis de Vendôme, qui désignait Berwick, le roi lui adjoignit le vaincu de Blenheim, Marsin, général médiocre, timide et irrésolu, qui n'aurait jamais dû paraître aux armées. Une deuxième fois, avant l'arrivée de ses successeurs, et pour réparer une situation déjà compromise, Chamillart supplia Vendôme de se retirer sur le Mincio, mais Vendôme répéta que cette défensive était la plus dangereuse, et qu'Eugène ne passerait jamais l'Adige. L'entêtement de Vendôme reçut un cruel démenti: deux jours après cette lettre, Eugène franchissait cette rivière à Legnano, coupait en deux l'ar

1 « Le choix que Votre Majesté a fait de M. le duc d'Orléans ne sauroit être meilleur, et il falloit de toute nécessité un prince comme lui en Italie. Votre Majesté a raison de lui recommander de défendre toujours l'Adige; j'aurai l'honneur de lui parler dans les mêmes termes lorsqu'il sera arrivé: toutes les autres défensives sont très-dangereuses; il faut que l'armée périsse plutôt que d'abandonner cette rivière. » Lettre de Vendôme au roi; 1er juillet 1706; Archives de la Guerre, vol. 1963, n° 2.-Pelet, t. VI, p. 642.

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2 J'ose vous dire mon sentiment qui est fortifié par la sagesse convenable aux gens de ma profession, et qui préfèrent toujours ce qui est plus sage à ce qui est plus courageux, je crois que vous travailleriez bien plus utilement pour assurer la conquête de Turin, si vous vous retiriez derrière le Mincio. » Lettre de Chamillart à Vendôme, 29 juin 1706; Archives de la Guerre, vol. 1933, no 240.— Pelet, t. VI, p. 191.

3 « De toutes les défensives celle du Mincio est la plus mauvaise.... A l'égard du siége de Turin, comptez comme une chose sûre qu'il ne peut être troublé par M. le prince Eugène : nous avons trop d'endroits où nous pouvons l'arrêter. Lettre de Vendôme à Chamillart; 10 juillet 1706; Archives de la Guerre, vol. 1963, no 58.- Pelet, t. VI, p. 842.

mée française échelonnée derrière elle, et Vendôme laissant sur l'Adige une partie de ses forces se voyait contraint de ramener le reste de son armée aur le bords du Mincio. Le duc d'Orléans et Marsin arrivaient pendant cette retraite. Vendôme parut honteux de laisser les affaires en pareil état. Il feignit une assurance qu'il n'avait plus et un espoir qu'il avait moins encore. « Les ennemis sont passés, dit-il, je n'y puis que faire, mais ils ont bien d'autres obstacles avant d'arriver à Turin. » Et se retournant vers le duc d'Orléans : « Vos ordres, Monsieur, car je n'ai plus que faire ici, et je pars demain matin.' »

Le mal était irremédiable; le duc d'Orléans garda vainement toutes les villes situées sur la route que devaient suivre les Autrichiens: sans s'arrêter à ces obstacles, le prince Eugène tourna le Milanais, traversa les duchés de Parme, de Modène et de Plaisance, et rejoignit Victor-Amédée qui sortait des Alpes et s'avançait à sa rencontre. Tous deux, sans perdre un instant, s'empressent de secourir Turin. Le duc d'Orléans, de son côté, vole au secours de La Feuillade, et, par une marche heureuse et rapide, arrive avant les alliés devant la place.

Turin, dont La Feuillade annonçait la conquête pour le mois d'août, était à peine investi. Les fièvres et les désertions, le feu, les sorties de l'ennemi, avaient causé des pertes considérables, tandis que la mauvaise direction du siége paralysait les travaux. Le

1 Mémoires de Saint-Simon, t. V, p. 131.

seul avantage obtenu par les Français était la prise du chemin couvert. La Feuillade avait livré ensuite trois assauts inutiles, et, dans le dernier, au moment où nos soldats montaient sur le rempart, une mine avait éclaté sous leurs pas et emporté trois cents hommes. Il était impossible de prévoir la fin du siége, et pour le continuer, il fallait battre Eugène et Victor-Amédée.

Au lieu de les attendre dans la tranchée, Philippe d'Orléans proposa de marcher à leur rencontre et de les attaquer en rase campagne. Marsin refusa en alléguant qu'il valait mieux livrer bataille devant les lignes; c'était laisser aux Français la défense d'un front de six lieues et leur ôter l'avantage du choc. Philippe, désespéré, écrivit à Louis XIV pour lui demander son avis. En attendant, il assembla un conseil de guerre afin de décider ce que ferait l'armée, si l'ennemi paraissait avant la réponse du roi1. Le jeune duc parla avec éloquence, mais sans convaincre les généraux. Tous, à l'exception d'un seul, se rangèrent à l'avis de Marsin; Philippe le conjura vainement, les larmes aux yeux, de marcher à l'ennemi; Marsin objecta froidement la décision du conseil de guerre. Il faut tout dire, l'esprit du maréchal était troublé par des pressentiments d'une fin prochaine, qui viennent assaillir les plus braves

1 Lettre du duc d'Orléans au roi; 31 août 1706; Archives de la Guerre, vol. 1966, no 370. L'avis de Louis XIV fut conforme à celui du duc d'Orléans, mais il arriva sept jours après la bataille. V. Archives de la Guerre, vol. 1933, no 4, et Pelet, t. VI.

comme les plus timides. Depuis son arrivée en Italie, au milieu des campements ou des conseils, dans les marches ou dans les combats, partout il avait l'image de la mort présente à l'esprit. Une lettre écrite le jour de la bataille et remise à son confesseur pour Chamillart révèle le secret de sa faiblesse'. C'est ainsi que, dans des temps plus anciens, Brutus, la veille de Philippes, voyait un spectre, soulever les plis de sa tente et lui donner rendezvous pour le lendemain.

Le duc d'Orléans, désespérant désormais de triompher de l'opiniâtreté pusillanime du maréchal, ne voulait pas assumer la honte qui allait inévitablement frapper non-seulement les généraux, mais la France tout entière; il prit donc le parti de quitter immédiatement l'armée et demanda sa chaise de poste. A cette nouvelle, tous les officiers généraux se réunissent autour de lui et le supplient de rester. Il cède à leurs pressantes sollicitations, et renonce à s'éloigner; mais il refuse formellement de prendre part au commandement et même de donner le mot d'ordre, prétendant laisser à Marsin et à La Feuillade toute la responsabilité des mesures

1 « Comme cette lettre ne doit vous être rendue qu'après ma mort, je vous demande par tout ce qu'il y a de plus saint dans l'amitié des honnêtes gens de me garder le secret de la foiblesse qui m'occupe. Depuis que j'ai reçu les ordres du roi que vous m'avez envoyés en Italie, je n'ai pu gagner sur mon esprit que je ne sois tué dans cette campagne, et la mort se présente à moi à chaque moment et m'occupe le jour et la nuit. » Lettre de Marsin à Chamillart; 6 septembre 1706; Archives de la Guerre, vol. 1966, no 46.-Pelet, t. VI.

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