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qu'elle présente plus de difficultés : « Puisqu'il en est ainsi, s'écrie Villars piqué au vif, permettez que j'attaque sur l'heure, à la gauche, avec vos troupes.» Il commande mille grenadiers de Marsin, en lance vingt devant lui dans l'eau, s'y jette à cheval à leur suite et ordonne à toute l'armée de le suivre. Les officiers murmuraient. L'un d'eux dit même assez haut pour être entendu « Où nous mène-t-on ? >> Villars lenr impose silence et marche. Il fallait franchir un quart de lieue de terres inondées; les soldats avaient de l'eau jusqu'aux épaules; les chevaux perdaient pied en plusieurs endroits et nageaient sous leurs cavaliers. Cette attaque inattendue troubla les ennemis. A la vue de cette armée tout entière qui s'avançait au milieu des eaux, ils s'enfuirent en désordre, prenant à peine le temps de charger leurs armes. Profitant de leur effroi, Villars appelle le comte de Broglie, un de ses meilleurs officiers : « Marchez sur Lauterbourg!» lui crie-t-il, et les Français reprennent cette forte place après quelques coups de fusil 2. Villars nettoie ensuite toute la plaine du Fort-Louis, puis il enlève Drusenheim et Haguenau, où les alliés avaient laissé une quantité considérable de munitions, cinquante pièces d'artillerie, trente mille sacs d'avoine, sans compter les grains qu'ils avaient détruits à la hâte, et en si

1 Mémoires de Villars.

Le comte de Frise abandonna Bitchewiller avec tant de précipitation qu'il y laissa jusqu'à sa vaisselle d'argent, que les généraux avaient alors l'habitude de porter avec eux. V. Saint-Simon, t. V, p. 74.

grande abondance, que les rivières étaient blanches des farines qu'ils avaient jetées en se retirant. Ils perdaient en outre quatre mille prisonniers, qui furent échangés contre nos malheureux soldats pris à Blenheim et restés jusqu'alors au pouvoir de l'ennemi. Villars, après avoir délivré l'Alsace, rejeta les Impériaux au delà du Rhin. Il voulait les suivre en Allemagne, et s'empara, dans ce but, des îles du fleuve qui sont dans le voisinage de Strasbourg, mais Louis XIV le retint sur la frontière 1.

En Italie les Français, déjà maîtres de la Savoie et du comté de Nice, n'avaient plus qu'à prendre Turin pour achever la conquête du Piémont. Cette ville était alors une des plus fortes de la péninsule, mais enveloppée et resserrée de toutes parts, elle ne pouvait tenir plus de six mois. Le duc de Savoie, enfermé dans la place, n'avait pas assez de troupes pour la défendre et implorait en vain le secours des Autrichiens, trois fois rejetés dans le Tyrol. Si Vendôme une fois encore les repoussait de la Lombardie, la capitale du duc de Savoie était perdue. Vendôme prit la tâche la plus difficile, celle de fermer le Milanais au prince Eugène, et chargea La Feuillade, son lieutenant, d'enlever Turin.

Gendre de Chamillart le tout puissant ministre de la guerre et des finances, le duc de La Feuillade était un gentilhomme aimable, brillant et fastueux comme Villeroy', mais incapable comme lui. Il n'a

1 Mémoires de Villars, Archives de la Guerre, et Pelet, t. VI. ⚫ V. une curieuse lettre de Voltaire sur La Feuillade, écrite en 1719;

vait ni le mérite, ni les connaissances nécessaires pour conduire un siége, et, comme il arrive souvent, à l'ignorance il joignait la présomption. Pour prendre Turin, le grand ingénieur du siècle, Vauban, conseillait d'attaquer la ville; La Feuillade soutint au contraire qu'il fallait d'abord enlever la citadelle 2. Vauban alarmé représenta à Chamillart les périls du plan de La Feuillade en attaquant la citadelle, on ne fermait pas la place; le duc de Savoie en sortirait, il rejoindrait le prince Eugène, et l'Italie tout entière pourrait nous échapper en même temps. Dans son amour du bien public, le maréchal, chargé d'années et d'infirmités, offrit au ministre d'aller servir sous La Feuillade, de se tenir même, s'il l'exigeait, à deux lieues de Turin, à la seule condition de conduire le siége, le roi, disait-il en sa lettre, lui tenant lieu de toutes choses après Dieu 3. Louis XIV lui objecta vainement sa dignité qui le plaçait au-dessus de La Feuillade, simple lieutenant-général : « Ma dignité, répliqua le vieillard, est de servir l'État; je laisserai

correspondance générale, t. Ier, p. 62. Né en 1673, La Feuillade avait trente-trois ans.

1 Archives de la Guerre, vol. 1975, no 1; lettre de Vauban à Chamillart; 16 janvier 1706.-Pelet, t. VI, p. 606.

Archives de la Guerre, vol. 1966, no 79; lettre de La Feuillade à Chamillart, 25 février 1706.-Pelet, t. VI, p. 608.

3 « Je suis présentement dans la soixante-treizième année de mon âge, chargé de cinquante-deux ans de service et surchargé de cinquante siéges considérables et de près de quarante années de voyages et de visites continuelles, à l'occasion des places de la frontière, ce qui m'a attiré beaucoup de peines et de fatigues de l'esprit et du corps, car il n'y a eu ni été, ni hiver pour moi........» Lettre de Vauban précitée. Cette lettre est admirable, nous regrettons de ne la pouvoir citer entièrement.

mon bâton de maréchal à la porte, et j'aiderai peutêtre M. de La Feuillade à prendre Turin. » Chamillart n'avait pas le cœur assez haut pour comprendre cette abnégation. Il voulut faire gagner à son gendre le bâton de maréchal; il rejeta les conseils de Vauban, et La Feuillade ouvrit la tranchée devant la citadelle. L'espoir de saisir à Turin le duc de Savoie, sa famille et sa cour, et d'obtenir en récompense la plus haute dignité et la plus grande réputation militaire enivrait le vaniteux gentilhomme. « Je prendrai, disait-il, Turin à la Cohorn. » C'était, comme on sait, le nom du Vauban hollandais.

Ces magnifiques espérances s'évanouirent tour à tour. Le duc de Savoie s'échappa pendant une nuit avec sa famille et sa cavalerie. Honteux de ce départ, La Feuillade confie à l'un de ses lieutenants, M. de Chamarande, la direction du siége, et court avec ses escadrons à la poursuite du duc. Il prend à Mondovi les dames de sa cour, mais il manque Victor-Amédée. L'astucieux Piémontais le détourne à dessein du siége, fuit lentement et l'attire dans les montagnes. Il disparaît alors dans la vallée deLucerna au milieu des hautes Alpes, contrée inaccessible et sauvage, dont tous les paysans sont armés; il confie sa destinée à la fidélité des calvinistes vaudois 2, si cruellement persécutés par ses ancêtres et par lui-même.

La Feuillade revient tristement devant Turin avec

1 Mai 1706.

2 On les appelait Barbets, parce qu'ils donnaient le nom de barbes oncles) à leurs ministres.

une cavalerie harassée. Il témoigne toutefois la même confiance; il assure dans ses lettres qu'il sera maître de la place au mois d'août, et il mande secrètement cette bonne nouvelle à son beau-père 1.

Ancien économe de Saint-Cyr, porté au ministère par madame de Maintenon, Chamillart n'était ni ingénieur, ni général, mais il avait l'esprit juste et ne partageait pas les illusions de son gendre. Il comprenait que le siége d'une des capitales de l'Europe entrepris contrairement aux avis de Vauban ne devait pas être négligé. Il n'osait toutefois blâmer un duc qui l'avait honoré de son alliance, et dans la crainte de le blesser par un reproche, de le perdre par son silence, il hasardait timidement quelques avis, qu'il avait soin de tempérer par les éloges les moins mérités. Tandis que La Feuillade poursuivait Victor-Amédée, son beau-père le conjurait en exaltant ses talents de revenir à Turin, ajoutant pour le stimuler davantage que Vauban déclarait à qui voulait l'entendre qu'il aimait mieux qu'on lui coupât le cou s'il prenait Turin par la citadelle. L'état du siége justifiait cette parole du maître. Après trois mois de travaux continuels, La Feuillade avait perdu quatre mille hommes, et la ci

1 Juillet 1706.

2 Mon cher gendre, trouvez bon que je vous dise qu'il n'est pas possible que le siége de Turin se conduise avec la même activité quand vous n'y serez pas. Personne plus que moi ne rend justice à M. de Charamande; mais il y a une si grande différence d'être commandé par un homme comme vous, ou par un homme de son caractère, que je suis persuadé que vous en ferez plus en huit jours que lui en quinze. » Lettre de Chamillart à la Feuillade, 6 juillet 1706; Archives de la Guerre, vol. 1933, no 299. Pelet, t. VI, p. 293.

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