Page images
PDF
EPUB

n'a point agi par les ressorts que vous pensez, et un motif plus noble m'a inspiré cette résolution.

HARPAGON.

Vous verrez que c'est par charité chrétienne qu'il veut avoir mon bien. Mais j'y donnerai bon ordre, et la justice, pendard effronté, me va faire raison de tout.

VALÈRE. Vous en userez, comme vous voudrez, et me voilà prêt à souffrir toutes les violences qu'il vous plaira ; mais je vous prie de croire au moins que, s'il y a du mal, ce n'est que moi qu'il en faut accuser, et que votre fille en tout ceci n'est aucunement coupable.

HARPAGON. Je le crois bien, vraiment ; il serait fort étrange que ma fille eût trempé dans ce crime. Mais je veux ravoir mon affaire, et que tu me confesses en quel endroit tu me l'as enlevée. VALÈRE. Moi? Je ne l'ai point enlevée, et elle est encore chez vous.

HARPAGON, à part.

O ma chère cassette ! (Haut.) Elle n'est

point sortie de ma maison ?

VALÈRE. Non, monsieur.

-

HARPAGON. Hé! dis-moi donc un peu tu n'y as point touché ?

VALÈRE. Moi, y toucher! Ah! vous lui faites tort, aussi bien qu'à moi ; et c'est d'une ardeur toute pure et respectueuse que j'ai brûlé pour elle.

HARPAGON. Brûlé pour ma cassette !

VALÈRE. J'aimerais mieux mourir que de lui avoir fait paraître aucune pensée offensante: elle est trop sage et trop honnête pour cela.

HARPAGON. Ma cassette trop honnête !

VALÈRE. Tous mes désirs se sont bornés à jouir de sa vue, et rien de criminel n'a profané la passion que ses beaux yeux m'ont inspirée.

HARPAGON.

Les beaux yeux de ma cassette ! Il parle d'elle comme un amant d'une maîtresse.

VALÈRE.

Dame Claude, monsieur, sait la vérité de cette

aventure, et elle vous peut rendre témoignage...

HARPAGON.

-

Quoi! ma servante est complice de l'affaire ? VALÈRE. Oui, monsieur, elle a été témoin de notre engagement; et c'est après avoir connu l'honnêteté de ma flamme qu'elle m'a aidé à persuader votre fille de me donner sa foi et recevoir la mienne.

HARPAGON. Eh! Est-ce que la peur de la justice le fait extravaguer? Que nous brouilles-tu ici de ma fille?

VALÈRE. Je dis, monsieur, que j'ai eu toutes les peines du monde à faire consentir sa pudeur à ce que voulait mon amour. La pudeur de qui ?

HARPAGON.

[merged small][ocr errors][merged small]

qu'elle a pu se résoudre à nous signer mutuellement une promesse de mariage.

HARPAGON.

Ma fille t'a signé une promesse de mariage ? VALÈRE. Oui, monsieur, comme de ma part je lui en ai signé une.

HARPAGON. O ciel! autre disgrâce!

MAITRE JACQUES. Écrivez, monsieur, écrivez.

[merged small][ocr errors]

Rengregement 1 de mal ! surcroît de désespoir !

Allons, monsieur, faites le dû de votre charge, et dressez-lui moi son procès comme larron et comme suborneur.

VALÈRE.

[ocr errors]

Ce sont des noms qui ne me sont point dus; et quand on saura qui je suis...

SCÈNE IV: ÉLISE, MARIANE, FROSINE, HARPAGON, VALÈRE, MAITRE JACQUES, LE COMMISSAIRE,

HARPAGON.

SON CLERC.

Ah! fille scélérate, fille indigne d'un père comme moi! c'est ainsi que tu pratiques les leçons que je t'ai données! Tu te laisses prendre d'amour pour un voleur infâme, et tu lui engages ta foi sans mon consentement ! Mais vous serez trompés l'un et l'autre. (A Elise.) Quatre bonnes murailles me répondront de ta conduite; (à Valère) et une bonne potence, pendard effronté, me fera raison de ton audace.

VALÈRE. — Ce ne sera point votre passion qui jugera l'affaire ; et l'on m'écoutera au moins avant que de mê condamner.

HARPAGON. Je me suis abusé de dire une potence, et tu sera roué tout vif.

[ocr errors]

ÉLISE, à genoux devant son père. Ah! mon père, prenez des sentiments un peu plus humains, je vous prie, et n'allez point pousser les choses dans les dernières violences du pouvoir paternel. Ne vous laissez point entraîner aux premiers mouvements de votre passion, et donnez-vous le temps de considérer ce que vous voulez faire. Prenez la peine de mieux voir celui dont vous vous offensez il est tout autre que vos yeux ne le jugent, et vous trouverez moins étrange que je me sois donnée à lui lorsque vous saurez que sans lui vous ne m'auriez plus il y a longtemps. Oui, mon père, c'est celui qui me sauva de ce grand péril que vous savez que je courus dans l'eau, et à qui vous devez la vie de cette même fille dont...

HARPAGON. Tout cela n'est rien, et il valait bien mieux pour moi qu'il te laissât noyer que de faire ce qu'il a fait.

ÉLISE.-Mon père, je vous conjure par l'amour paternel de me... HARPAGON. Non, non, je ne veux rien entendre, et il faut que la justice fasse son devoir.

MAITRE JACQUES, à part. -Tu me payeras mes coups de bâton. FROSINE, à part. - Voici un étrange embarras.

1. Rengregement : accroissement, augmentation.

SCÈNE V: ANSELME, HARPAGON, ÉLISE, MARIANE, FROSINE, VALÈRE, MAITRE JACQUES,

ANSELME. tout ému.

LE COMMISSAIRE, SON CLERC.

Qu'est-ce, seigneur Harpagon? je vous vois

HARPAGON. Ah! seigneur Anselme, vous me voyez le plus infortuné de tous les hommes, et voici bien du trouble et du désordre au contrat que vous venez faire! On m'assassine dans le bien, on m'assassine dans l'honneur ; et voilà un traître, un scélérat qui a violé tous les droits les plus saints, qui s'est coulé chez moi sous le titre de domestique pour me dérober mon argent et pour me suborner ma fille.

VALÈRE. Qui songe à votre argent, dont vous me faites un galimatias?

HARPAGON. Oui, ils se sont donné l'un à l'autre une promesse de mariage. Cet affront vous regarde, seigneur Anselme, et c'est vous qui devez vous rendre partie contre lui, et faire toutes les poursuites de la justice pour vous venger de son insolence.

ANSELME. Ce n'est pas mon dessein de me faire épouser par force et de rien prétendre à un cœur qui se serait donné ; mais, pour vos intérêts, je suis prêt à les embrasser ainsi que les miens propres.

HARPAGON. Voilà, monsieur, qui est un honnête commissaire, qui n'oubliera rien, à ce qu'il m'a dit, de la fonction de son office. (Au commissaire.) Chargez-le comme il faut, monsieur, et rendez les choses bien criminelles.

VALÈRE. Je ne vois pas quel crime on me peut faire de la passion que j'ai pour votre fille, et le supplice où vous croyez que je puisse être condamné pour notre engagement, lorsqu'on saura ce que je suis...

HARPAGON. Je me moque de tous ces contes; et le monde aujourd'hui n'est plein que de ces larrons de noblesse, que de ces imposteurs qui tirent avantage de leur obscurité et s'habillent insolemment du premier nom illustre qu'ils s'avisent de prendre.

VALÈRE. Sachez que j'ai le cœur trop bon pour me parer de quelque chose qui ne soit point à moi, et que tout Naples peut rendre témoignage de ma naissance.

ANSELME. Tout beau. Prenez garde à ce que vous allez dire. Vous risquez ici plus que vous ne pensez, et vous parlez devant un homme à qui tout Naples est connu, et qui peut aisément voir clair dans l'histoire que vous ferez. VALÈRE, en mettant fièrement son chapeau. homme à rien craindre; et, si Naples vous est qui était don Thomas d'Alburcy.

ANSELME. Sans doute je le sais, et peu mieux que moi.

Je ne suis point connu, vous savez

de gens

l'ont connu

HARPAGON.-Je ne me soucie ni de don Thomas ni de don Martin.

[blocks in formation]

ANSELME. en veut dire. VALÈRE.

De grâce, laissez-le parler; nous verrons ce qu'il

Je veux dire que c'est lui qui m'a donné le jour. ANSELME. Lui ?

[ocr errors]

VALÈRE. - Oui.

ANSELME.

[ocr errors]

Allez. Vous vous moquez. Cherchez quelque autre histoire qui vous puisse mieux réussir, et ne prétendez pas vous sauver sous cette imposture.

VALÈRE. Songez à mieux parler. Ce n'est point une imposture, et je n'avance rien qu'il ne me soit aisé de justifier.

ANSELME.

d'Alburcy? VALÈRE.

Quoi! vous osez vous dire fils de don Thomas

Oui, je l'ose, et je suis prêt de soutenir cette vérité contre qui que ce soit.

ANSELME. L'audace est merveilleuse ! Apprenez, pour vous confondre, qu'il y a seize ans pour le moins que l'homme dont vous nous parlez périt sur mer avec ses enfants et sa femme en voulant dérober leur vie aux cruelles persécutions qui ont accompagné les désordres de Naples, et qui en firent exiler plusieurs nobles familles.

VALÈRE. Oui; mais apprenez, pour vous confondre, vous, que son fils, âgé de sept ans, avec un domestique, fut sauvé de ce naufrage par un vaisseau espagnol, et que ce fils sauvé est celui qui vous parle. Apprenez que le capitaine de ce vaisseau, touché de ma fortune, prit amitié pour moi, qu'il me fit élever comme son propre fils, et que les armes furent mon emploi dès que je m'en trouvai capable; que j'ai su depuis peu que mon père n'était point mort, comme je l'avais toujours cru; que, passant ici pour l'aller chercher, une aventure par le ciel concertée me fit voir la charmante Élise; que cette vue me rendit esclave de ses beautés, et que la violence de mon amour et les sévérités de son père me firent prendre la résolution de m'introduire dans son logis et d'envoyer un autre à la quête 1 de mes parents.

ANSELME. Mais quels témoignages encore, autres que vos paroles, nous peuvent assurer que ce ne soit point une fable que vous ayez bâtie sur une vérité ?

VALÈRE. Le capitaine espagnol, un cachet de rubis qui était à mon père, un bracelet d'agathe que ma mère m'avait mis au bras, le vieux Pedro, ce domestique qui se sauva avec moi du naufrage.

MARIANE. Hélas! à vos paroles je puis ici répondre, moi, que vous n'imposez point; et tout ce que vous dites me fait connaître clairement que vous êtes mon frère.

VALÈRE. - Vous, ma sœur ?

MARIANE. Oui, mon cœur s'est ému dès le moment que vous avez ouvert la bouche; et notre mère, que vous allez ravir, m'a mille fois entretenue des disgrâces de notre famille. Le ciel

1. Quête recherche.

ne nous fit point aussi périr dans ce triste naufrage; mais il ne nous sauva la vie que par la perte de notre liberté, et ce furent des corsaires qui nous recueillirent, ma mère et moi, sur un débris de notre vaisseau. Après dix ans d'esclavage, une heureuse fortune nous rendit notre liberté, et nous retournâmes dans Naples, où nous trouvâmes tout notre bien vendu, sans y pouvoir trouver des nouvelles de notre père. Nous passâmes à Gênes, où ma mère alla ramasser quelques malheureux restes d'une succession qu'on avait déchirée; et de là, fuyant la barbare injustice de ses parents, elle vint en ces lieux, où elle n'a presque vécu que d'une vie languissante.

ANSELME.

O ciel! quels sont les traits de ta puissance ! et que tu fais bien voir qu'il n'appartient qu'à toi de faire des miracles! Embrassez-moi, mes enfants, et mêlez tous deux vos transports à ceux de votre père.

VALÈRE. Vous êtes notre père ?

[ocr errors]

MARIANE. - C'est vous que ma mère a tant pleuré ?

ANSELME.

Oui, ma fille, oui, mon fils, je suis don Thomas d'Alburcy, que le ciel garantit des ondes avec tout l'argent qu'il portait, et qui, vous ayant tous crus morts durant plus de seize ans, se préparait, après de longs voyages, à chercher dans l'hymen d'une douce et sage personne la consolation de quelque nouvelle famille. Le peu de sûreté que j'ai vu pour ma vie à retourner à Naples m'a fait y renoncer pour toujours, et, ayant su trouver moyen d'y faire vendre ce que j'avais, je me suis habitué ici, où. sous le nom d'Anselme, j'ai voulu m'éloigner les chagrins de cet autre nom qui m'a causé tant de traverses. HARPAGON. C'est là votre fils ?

ANSELME.

HARPAGON.

Oui.

- Je vous prends à partie pour me payer dix mille écus qu'il m'a volés.

ANSELME. - Lui, vous avoir volé ?

[blocks in formation]

HARPAGON. Oui. Voilà monsieur le commissaire qui a reçu sa déposition.

VALÈRE. - Pouvez-vous me croire capable d'une action si lâche? HARPAGON.-Capable ou non capable, je veux ravoir mon argent. SCÈNE VI CLÉANTE, VALÈRE, MARIANE, ÉLISE, FROSINE, HARPAGON, ANSELME, MAITRE JACQUES, LA FLÈCHE, LE COMMISSAIRE, SON CLERC.

CLÉANTE. Ne vous tourmentez point, mon père, et n'accusez personne. J'ai découvert des nouvelles de votre affaire, et je viens ici pour vous dire que, si vous voulez vous résoudre à me laisser épouser Mariane, votre argent vous sera rendu.

« PreviousContinue »