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DE POURCEAUGNAC

1669

ACTE PREMIER

SCÈNE PREMIÈRE : JULIE, ÉRASTE, NÉRINE.

JULIE. Mon Dieu, Eraste, gardons d'être surpris: je tremble qu'on ne nous voie ensemble; et tout serait perdu, après la défense que l'on m'a faite.

ÉRASTE. Je regarde de tous côtés, et je n'aperçois rien.

JULIE.

Aie aussi l'œil au guet, Nérine, et prends bien garde qu'il ne vienne personne.

NÉRINE.

Reposez-vous sur moi, et dites hardiment ce que vous avez à vous dire.

JULIE. Avez-vous imaginé pour notre affaire quelque chose de favorable ? et croyez-vous, Ēraste, pouvoir venir à bout de détourner ce fâcheux mariage que mon père s'est mis en tête ?

ÉRASTE. Au moins y travaillons-nous fortement, et déjà nous avons préparé un bon nombre de batteries pour renverser ce dessein ridicule.

NÉRINE.

JULIE.
NÉRINE.

Par ma foi, voilà votre père !

Ah! séparons-nous vite.

Non, non, non; ne bougez, je m'étais trompée. JULIE. Mon Dieu, Nérine, que tu es sotte de nous donner de ces frayeurs !

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ÉRASTE. Oui, belle Julie, nous avons dressé pour cela quantité de machines, et nous ne feignons point de 1 mettre tout en usage, sur la permission que vous m'avez donnée. Ne nous demandez point tous les ressorts que nous ferons jouer, vous en aurez le divertissement; et, comme aux comédies, il est bon de vous laisser le plaisir de la surprise et de ne vous avertir point de tout ce qu'on vous fera voir c'est assez de vous dire que nous avons en main divers stratagèmes tout prêts à produire dans l'occasion, et que l'ingénieuse Nérine et l'adroit Sbrigani entreprennent l'affaire.

NÉRINE. Assurément. Votre père se moque-t-il de vouloir vous anger de son avocat de Limoges, monsieur de Pourceau

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gnac, qu'il n'a vu de sa vie et qui vient par le coche vous enlever à notre barbe? Faut-il que trois ou quatre mille écus de plus, sur la parole de votre oncle, lui fassent rejeter un amant qui vous agrée? Et une personne comme vous est-elle faite pour un Limosin? S'il a envie de se marier, que ne prend-il une Limosine et ne laisse-t-il en repos les chrétiens? Le seul nom de monsieur de Pourceaugnac m'a mise dans une colère effroyable. J'enrage de monsieur de Pourceaugnac. Quand il n'y aurait que ce nom-là, monsieur de Pourceaugnac, j'y brûlerai mes livres, ou je romprai ce mariage, et vous ne serez point madame de Pourceaugnac. Pourceaugnac ! cela se peut-il souffrir? Non, Pourceaugnac est une chose que je ne saurais supporter, et nous lui jouerons tant de pièces, nous lui ferons tant de niches sur niches que nous renverrons à Limoges monsieur de Pourceaugnac.

ÉRASTE. Voici notre subtil Napolitain, qui nous dira des nouvelles.

SCÈNE II: SBRIGANI, JULIE, ÉRASTE, NÉRINE.

SBRIGANI. Monsieur, votre homme arrive : je l'ai vu à trois lieues d'ici, où a couché le coche; et, dans la cuisine où il est descendu pour déjeuner, je l'ai étudié une bonne grosse demiheure, et je le sais déjà par cœur. Pour sa figure, je ne veux point vous en parler : vous verrez de quel air la nature l'a dessinée, et si l'ajustement qui l'accompagne y répond comme il faut ; mais, pour son esprit, je vous avertis par avance qu'il est des plus épais qui se fassent, que nous trouvons en lui une matière tout à fait disposée pour ce que nous voulons, et qu'il est homme enfin à donner dans tous les panneaux qu'on lui présentera. ÉRASTE. Nous dis-tu vrai ?

SBRIGANI. Oui, si je me connais en gens.

NÉRINE. Madame, voilà un illustre; votre affaire ne pouvait être mise en de meilleures mains, et c'est le héros de notre siècle pour les exploits dont il s'agit un homme qui, vingt fois en sa vic, pour servir ses amis, a généreusement affronté les galères; qui, au péril de ses bras et de ses épaules, sait mettre noblement à fin les aventures les plus difficiles, et qui, tel que vous le voyez, est exilé de son pays pour je ne sais combien d'actions honorables qu'il a généreusement entreprises.

SBRIGANI. Je suis confus des louanges dont vous m'honorez, et je pourrais vous en donner avec plus de justice sur les merveilles de votre vie, et principalement sur la gloire que vous acquîtes lorsque avec tant d'honnêteté vous pipâtes au jeu pour douze mille écus ce jeune seigneur étranger que l'on mena chez vous; lorsque vous fites galamment ce faux contrat qui ruina toute une famille; lorsque avec tant de grandeur d'âme vous sûtes nier le dépôt qu'on vous avait confié, et que si géné

1. Pipâtes trompâtes.

reusement on vous vit prêter votre témoignage à faire pendre ces deux personnes qui ne l'avaient pas mérité.

NÉRINE. Ce sont petites bagatelles qui ne valent pas qu'on en parle, et vos éloges me font rougir.

SBRIGANI. Je veux bien épargner votre modestie; laissons cela, et, pour commencer notre affaire, allons vite joindre notre provincial, tandis que de votre côté vous nous tiendrez prêts au besoin les autres acteurs de la comédie.

ÉRASTE, à Julie. Au moins, madame, souvenez-vous de votre rôle, et, pour mieux couvrir notre jeu, feignez, comme on vous a dit, d'être la plus contente du monde des résolutions de votre père.

JULIE. S'il ne tient qu'à cela, les choses iront à merveille. ÉRASTE. Mais, belle Julie, si toutes nos machines venaient à ne pas réussir ?

JULIE. Je déclarerai à mon père mes véritables sentiments.

ÉRASTE. dessein ?

JULIE.
ÉRASTE.

Et si, contre vos sentiments, il s'obstinait à son

Je le menacerais de me jeter dans un couvent.
Mais si, malgré tout cela, il voulait vous forcer

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ÉRASTE.

Que voulez-vous que je vous dise?

Ce que je veux que vous me disiez ?
Oui.

Ce qu'on dit quand on aime bien.
Mais quoi ?

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Que rien ne pourra vous contraindre, et que, malgré tous les efforts d'un père, vous me promettez d'être à moi.

JULIE. Mon Dieu, Eraste, contentez-vous de ce que je fais maintenant, et n'allez point tenter sur l'avenir les résolutions de mon cœur ; ne fatiguez point mon devoir par les propositions d'une fâcheuse extrémité dont peut-être n'aurons-nous pas besoin; et, s'il y faut venir, souffrez au moins que j'y sois entraînée par la suite des choses.

ÉRASTE. Eh bien...

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SBRIGANI. Ma foi, voici notre homme; songeons à nous. NÉRINE. Ah! comme il est bâti !

SCÈNE III : MONSIEUR DE POURCEAUGNAC (il se tourne du côté d'où il vient comme parlant à des gens qui le suivent), SBRIGANI.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. Hé bien, quoi ? qu'est-ce ? qu'y a-t-il ? Au diantre soit la sotte ville et les sottes gens qui y sont! Ne pouvoir faire un pas sans trouver des nigauds qui

vous regardent et se mettent à rire! Eh! messieurs les badauds, faites vos affaires, et laissez passer les personnes sans leur rire au nez. Je me donne au diable si je ne baille un coup de poing au premier que je verrai rire.

SBRIGANI.

Qu'est-ce que c'est, messieurs? que veut dire cela? à qui en avez-vous ? faut-il se moquer ainsi des honnêtes étrangers qui arrivent ici ?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.— Voilà un homme raisonnable, celui-là.

SBRIGANI.

à rire ?

Quel procédé est le vôtre ? et qu'avez-vous

Monsieur a-t-il quelque chose de ridicule en soi ?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. Fort bien.

SBRIGANI.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. Oui.

SBRIGANI.

Est-il autrement que les autres ?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

SBRIGANI.

Suis-je tortu ou bossu?
Apprenez à connaître les gens.
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. C'est bien dit.
SBRIGANI. - Monsieur est d'une mine à respecter.
Cela est vrai.

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MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

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SBRIGANI.

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Sans doute.

Monsieur n'est point une personne à faire rire.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

SBRIGANI.

Assurément.

Et quiconque rira de lui aura à faire à moi.
Monsieur, je vous suis

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

infiniment obligé.

SBRIGANI. Je suis fâché, monsieur, de voir recevoir de la sorte une personne comme vous, et je vous demande pardon pour la ville.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Je suis votre serviteur.

SBRIGANI. - Je vous ai vu ce matin, monsieur, avec le coche, lorsque vous avez déjeuné, et la grâce avec laquelle vous mangiez votre pain m'a fait naître d'abord de l'amitié pour vous; et, comme je sais que vous n'êtes jamais venu en ce pays, et que vous y êtes tout neuf, je suis bien aise de vous avoir trouvé pour vous offrir mon service à cette arrivée et vous aider à vous conduire parmi ce peuple, qui n'a pas parfois pour les honnêtes gens toute la considération qu'il faudrait.

1. Baille donne.

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