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montagne, dont les croupes étaient éclairées de plusieurs feux. A peine ils la montaient, qu'ils entendirent des voix qui criaient: "Est-ce vous, mes enfants ?" Ils répondirent avec les noirs: "Oui, c'est nous!" Et bientôt ils aperçurent leurs mères et Marie, qui venaient au-devant d'eux avec des tisons flambants. "Malheureux enfants, dit madame de la Tour, d'où venez-vous? dans quelles angoisses nous avez-vous jetés!" "Nous venons, dit Virginie, de la Rivière-Noire, demander la grâce d'une pauvre esclave marronne, à qui j'ai donné ce matin le déjeuner de la maison, parce qu'elle mourait de faim, et voilà que les noirs marrons nous ont ramenés." Madame de la Tour embrassa sa fille, sans pouvoir parler; et Virginie, qui sentit son visage mouillé des larmes de sa mère, lui dit: "Vous me payez de tout le mal que j'ai souffert!" Marguerite, ravie de joie, serrait Paul dans ses bras, et lui disait: "Et toi aussi, mon fils, tu as fait une bonne action." Quand elles furent arrivées dans leur case avec leurs enfants, elles donnèrent bien à manger aux noirs marrons, qui s'en retournèrent dans leurs bois, en leur souhaitant toute sorte de prospérités.-BERNARDIN DE SAINT-PIERRE.

ÉPAMINONDAS.

DANS la relation d'un second voyage que je fis en Béotie, je parlerai de la ville de Thèbes, et des mœurs des Thébains. Dans mon premier voyage, je ne m'occupai que d'Epaminondas.

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Je lui fus présenté par Timagène. Il connaissait trop sage Anacharsis pour ne pas être frappé de mon nom. Il fut touché du motif qui m'attirait dans la Grèce. Il me fit quelques questions sur les Scythes. J'étais si saisi de respect et d'admiration, que j'hésitais à répondre. Il s'en aperçut, et détourna la conversation sur l'expédition du jeune Cyrus et sur la retraite des dix mille.

Il nous pria de le voir souvent. Nous le vîmes tous les jours. Nous assistions aux entretiens qu'il avait avec les Thébains les plus éclairés, avec les officiers les plus habiles. Quoiqu'il eût enrichi son esprit de toutes les connaissances, il aimait mieux écouter que de parler. Ses

réflexions étaient toujours justes et profondes. Dans les occasions d'éclat, lorsqu'il s'agissait de se défendre, ses réponses étaient promptes, vigoureuses et précises. La conversation l'intéressait infiniment, lorsqu'elle roulait sur des matières de philosophie et de politique.

Je me souviens, avec un plaisir mêlé d'orgueil, d'avoir vécu familièrement avec le plus grand homme peut-être que la Grèce ait produit. Et pourquoi ne pas accorder ce titre au général qui perfectionna l'art de la guerre, qui effaça la gloire des généraux les plus célèbres, et ne fut jamais vaincu que par la fortune; à l'homme d'Etat qui donna aux Thébains une supériorité qu'ils n'avaient jamais eue, et qu'ils perdirent à sa mort; au négociateur qui prit toujours dans les diètes l'ascendant sur les autres députés de la Grèce, et qui sut retenir dans l'alliance de Thèbes, sa patrie, les nations jalouses de l'accroissement de cette nouvelle puissance; à celui qui fut aussi éloquent que la plupart des orateurs d'Athènes, aussi dévoué à sa patrie que Léonidas, et plus juste peutêtre qu' Aristide lui-même ?

Le portrait fidèle de son esprit et de son cœur serait le seul éloge digne de lui; mais qui pourrait développer cette philosophie sublime qui éclairait et dirigeait ses actions; ce génie si étincelant de lumière, si fécond en ressources; ces plans concertés avec tant de prudence, exécutés avec tant de promptitude? Comment représenter encore cette égalité d'âme, cette intégrité de mœurs, cette dignité dans le maintien et dans les manières, son attention à respecter la vérité jusque dans les moindres choses, sa douceur, sa bonté, la patience avec laquelle il supportait les injustices du peuple, et celles de quelquesuns de ses amis ?

Dans une vie où l'homme privé n'est pas moins admirable que l'homme public, il suffira de choisir au hasard quelques traits, qui serviront à caractériser l'un et l'autre. J'ai déjà rapporté ses principaux exploits dans le premier chapitre de cet ouvrage.

Sa maison était moins l'asile que le sanctuaire de la pauvreté. Elle y régnait avec la joie pure de l'innocence, avec la paix inaltérable du bonheur, au milieu des autres vertus auxquelles elle prêtait de nouvelles forces, et qui la paraient de leur éclat. Elle y régnait dans une dénûment si absolu, qu'on aurait de la peine à le croire. Prêt

à faire une irruption dans le Péloponèse, 'Epaminondas fut obligé de travailler à son équipage. Il emprunta cinquante drachmes, et c'était à peu près dans le temps qu'il rejetait avec indignation cinquante pièces d'or qu'un prince de Thessalie avait osé lui offrir. Quelques Thébains essayèrent vainement de partager leur fortune avec lui; mais il leur faisait partager l'honneur de soulager les malheureux.

Nous le trouvâmes un jour avec plusieurs de ses amis qu'il avait rassemblés. Il leur disait: Sphondrias a une fille en âge d'être mariée. Il est trop pauvre pour lui constituer une dot. Je vous ai taxés chacun en particulier suivant vos facultés. Je suis obligé de rester quelques jours chez moi; mais à ma première sortie, je vous présenterai cet honnête citoyen. Il est juste qu'il reçoive de vous ce bienfait, et qu'il en connaisse les auteurs. Tous souscrivirent à cet arrangement, et le quittèrent en le remerciant de sa confiance.

Timagène, inquiet de ce projet de retraite, lui en demanda le motif. Il répondit simplement: Je suis obligé de faire blanchir mon manteau. En effet il n'en avait qu'un.

Un moment après entra Micythus. C'était un jeune homme qu'il aimait beaucoup. Diomédon de Cyzique est arrivé, dit Micythus; il s'est adressé à moi pour l'introduire auprès de vous. Il a des propositions à vous faire de la part du roi de Perse, qui l'a chargé de vous remettre une somme considérable. Il m'a même forcé d'accepter cinq talents. Faites-le venir, répondit 'Epaminondas.

"'Ecoutez, Diomédon, lui dit-il; si les vues d'Artaxercès sont conformes aux intérêts de ma patrie, je n'ai pas besoin de ses présents. Si elles ne le sont pas, tout l'or de son empire ne me ferait pas trahir mon devoir. Vous avez jugé de mon cœur par le vôtre; je vous le pardonne; mais sortez au plus tôt de cette ville, de peur que vous ne corrompiez les habitants. Et vous, Micythus, si vous ne rendez à l'instant même l'argent que vous avez reçu, je vais vous livrer au magistrat. Nous nous étions écartés pendant cette conversation, et Micythus nous en fit le récit le moment après.

La leçon qu'il venait de recevoir, 'Epaminondas l'avait donnée plus d'une fois à ceux qui l'entouraient. Pen

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dant qu'il commandait l'armée, il apprit que son écuyer avait vendu la liberté d'un captif. Rendez-moi mon bouclier, lui dit-il. Depuis que l'argent a souillé vos mains, vous n'êtes plus fait pour me suivre dans les dangers.

Zélé disciple de Pythagore, il en imitait la frugalité. Il s'était interdit l'usage du vin, et prenait souvent un peu de miel pour toute nourriture. La musique, qu'il avait apprise sous les plus habiles maîtres charmait quelquefois ses loisirs. Il excellait dans le jeu de la flûte; et, dans les repas où il était prié, il chantait à son tour en s'accompagnant de la lyre.

Plus il était facile dans la société, plus il était sévère lorsqu'il fallait maintenir la décence de chaque état. Un homme de la lie du peuple, et perdu de débauche, était détenu en prison. Pourquoi, dit Pélopidas à son ami, m'avez-vous refusé sa grâce, pour l'accorder à une courtisane? "C'est, répondit 'Epaminondas, qu'il ne convenait pas à un homme tel que vous, de vous intéresser à un homme tel que lui."

Jamais il ne brigua ni ne refusa les charges publiques. Plus d'une fois il servit comme simple soldat, sous des généraux sans expérience, que l'intrigue lui avait fait préférer. Plus d'une fois les troupes assiégées dans leur camp, et réduites aux plus fâcheuses extrémités, implorèrent son secours. Alors il dirigeait les opérations, repoussait l'ennemi, et ramenait tranquillement l'armée, sans se souvenir de l'injustice de sa patrie, ni du service qu'il venait de lui rendre.

Il ne négligeait aucune circonstance pour relever le courage de sa nation, et la rendre redoutable aux autres peuples. Avant sa première campagne du Péloponèse, il engagea quelques Thébains à lutter contre des Lacédémoniens qui se trouvaient à Thèbes. Les premiers eurent l'avantage; et, de ce moment, ses soldats commencèrent à ne plus craindre les Lacédémoniens. Il campait en Arcadie; c'était en hiver. Les députés d'une ville voisine vinrent lui proposer d'y entrer, et d'y prendre des logements. "Non, dit 'Epaminondas à ses officiers; s'ils nous voyaient assis auprès du feu, ils nous prendraient pour des hommes ordinaires. Nous resterons ici malgré la rigueur de la saison. Témoins de nos luttes et de nos exercices, ils seront frappés d'étonnement."

Daïphantus et Jollidas, deux officiers généraux qui

avaient mérité son estime, disaient un jour à Timagène : Vous l'admireriez bien plus, si vous l'aviez suivi dans ses expéditions; si vous aviez étudié ses marches, ses campements, ses dispositions avant la bataille, sa valeur brillante, et sa présence d'esprit dans la mêlée; si vous l'aviez vu toujours actif, toujours tranquille, pénétrer d'un coup d'œil les projets de l'ennemi, lui inspirer une sécurité funeste, multiplier autour de lui des piéges presque inévitables, maintenir en même temps la plus exacte discipline dans son armée, réveiller par des moyens imprévus l'ardeur de ses soldats, s'occuper sans cesse de leur conservation et surtout de leur honneur.

C'est par des attentions si touchantes qu'il s'est attiré leur amour. Excédés de fatigue, tourmentés de la faim, ils sont toujours prêts à exécuter ses ordres, à se précipiter dans le danger. Ces terreurs paniques, si fréquentes dans les autres armées, sont inconnues dans la sienne. Quand elles sont près de s'y glisser, il sait d'un mot les dissiper ou les tourner à son avantage. Nous étions sur le point d'entrer dans le Péloponèse: l'armée ennemie vint se camper devant nous. Pendant qu' 'Epaminondas en examine la position, un coup de tonnerre répand l'alarme parmi ses soldats. Le devin ordonne de suspendre la marche. On demande avec effroi au général ce qu'annonce un pareil présage: Que l'ennemi a choisi un mauvais camp, s'écrie-t-il avec assurance. Le courage des troupes se ranima, et le lendemain elles forcèrent le passage.

Les deux officiers thébains rapportèrent d'autres faits que je supprime. J'en omets plusieurs qui se sont passés sous mes yeux; et je n'ajoute qu'une réflexion. 'Epaminondas, sans ambition, sans vanité, sans intérêt, éleva en peu d'années sa nation au point de grandeur où nous avons vu les Thébains. Il opéra ce prodige, d'abord par l'influence de ses vertus et de ses talents. En même temps qu'il dominait sur les esprits par la supériorité de son génie et de ses lumières, il disposait à son gré des passions des autres, parce qu'il était maître des siennes. Mais ce qui accéléra ses succès, ce fut la force de son caractère. Son âme indépendante et altière fut indignée de bonne heure de la domination que les Lacédémoniens et les Athéniens avaient exercée sur les Grecs en général, et sur les Thébains en particulier. Il leur voua une

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