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Madelon. Mon Dieu! que si tout le monde vous ressemblait, un roman serait bientôt fini! la belle chose que ce serait si d'abord Cyrus épousait Mandane, et qu' Aronce de plain-pied fût marié à Clélie !*

Gorgibus. Que me vient conter celle-ci ?

Madelon. Mon père, voilà ma cousine qui vous dira, aussi bien que moi, que le mariage ne doit jamais arriver qu'après les autres aventures. Il faut qu'un amant, pour être agréable, sache débiter les beaux sentiments, pousser le doux, le tendre et le passionné, et que sa recherche soit dans les formes. Premièrement, il doit voir au temple, ou à la promenade, ou dans quelque cérémonie publique, la personne dont il devient amoureux; ou bien être conduit fatalement chez elle par un parent ou un ami, et sortir de là tout rêveur et mélancolique. Il cache un temps sa passion à l'objet aimé, et cependant lui rend plusieurs visites, où l'on ne manque jamais de mettre sur le tapis une question galante qui exerce les esprits de l'assemblée. Le jour de la déclaration arrive, qui se doit faire ordinairement dans une allée de quelque jardin, tandis que la compagnie s'est un peu éloignée; et cette déclaration est suivie d'un prompt courroux qui paraît à notre rougeur, et qui, pour un temps, bannit l'amant de notre présence. Ensuite il trouve moyen de nous apaiser, de nous accoutumer insensiblement au discours de sa passion, et de tirer de nous cet aveu qui fait tant de peine. Après cela viennent les aventures, les rivaux qui se jettent à la traverse d'une inclination établie, les persécutions des pères, les jalousies conçues sur de fausses apparences, les plaintes, les désespoirs, les enlèvements, et ce qui s'ensuit. Voilà comme les choses se traitent dans les belles manières; et ce sont des règles dont, en bonne galanterie, on ne saurait se dispenser. Mais en venir de but en blanc à l'union conjugale, ne faire l'amour qu'en faisant le contrat du mariage, et prendre justement le roman par la queue; encore un coup, mon père, il ne se peut rien de plus marchand que ce procédé: et j'ai mal au cœur de la seule vision que cela me fait.

Gorgibus. Quel jargon entends-je ici? voici bien du haut style.

*Characters in the Artamène and Clélie, two romances written by Mlle. de Scudéry.

Cathos. En effet, mon oncle, ma cousine donne dans le vrai de la chose. Le moyen de bien recevoir des gens qui sont tout à fait incongrus en galanterie! je m'en vais gager qu'ils n'ont jamais vu la carte de Tendre et que Billets-doux, Petits-soins, Billets-galants et Jolis-vers, sont des terres inconnues pour eux.* Ne voyez-vous pas que toute leur personne marque cela, et qu'ils n'ont point cet air qui donne d'abord bonne opinion des gens?

Venir en visite amoureuse avec une jambe tout unie, un chapeau désarmé de plumes, une tête irrégulière en cheveux, et un habit qui souffre une indigence de rubans; mon Dieu! Quels amants sont-ce là! Quelle frugalité d'ajustement, et quelle sécheresse de conversation! On n'y dure point, on n'y tient pas. J'ai remarqué encore que leurs rabats ne sont point de la bonne faiseuse, et qu'il s'en faut plus d'un grand demi-pied que leurs hautsde-chausses ne soient assez larges.

Gorgibus. Je pense qu'elles sont folles toutes deux, et je ne puis rien comprendre à ce baragouin. Cathos, et vous, Madelon.

Madelon. Hé! de grâce, mon père, défaites-vous de ces noms étranges, et nous appelez autrement.

Gorgibus. Comment, ces noms étranges! ne sont-ce pas vos noms de baptême ?

Madelon. Mon Dieu! que vous êtes vulgaire! A-t-on jamais parlé dans le beau style de Cathos ni de MadeIon? et ne m'avouerez-vous pas que ce serait assez d'un de ces noms pour décrier le plus beau roman du monde ?

Cathos. Il est vrai, mon oncle, qu'une oreille un peu délicate pâtit furieusement à entendre prononcer ces mots-là; et le nom de Polixène que ma cousine a choisi, et celui d'Aminte que je me suis donné, ont une grâce dont il faut que vous demeuriez d'accord.

Gorgibus. Ecoutez; il n'y a qu'un mot qui serve. Je n'entends point que vous ayez d'autres noms que ceux qui vous ont été donnés par vos parrains et vos marraines. Et pour ces messieurs dont il est question, je

* The chart of Affection is an allegorical fiction in Clélie (see preceding note). This chart contained the river of Attraction, the sea of Repulsion, and the lake of Indifference. To reach the city of Tendre, you must first besiege the town of Billets-galants, force the hamlet of Billets-doux, and finally seize the castle of Petits-soins.— (Aimé Martin.)

connais leurs familles et leurs biens, et je veux résolûment que vous vous disposiez à les recevoir pour maris. Je me lasse de vous avoir sur les bras; et la garde de deux filles est une charge un peu trop pesante pour un homme de mon âge.

Cathos. Pour moi, mon oncle, tout ce que je puis vous dire, c'est que je trouve le mariage une chose tout à fait choquante.

Madelon. Souffrez que nous prenions un peu haleine parmi le beau monde de Paris, où nous ne faisons que d'arriver. Laissez-nous faire à loisir le tissu de notre roman, et n'en pressez point tant la conclusion.

Gorgibus (à part). Il n'en faut point douter, elles sont achevées. (Haut.) Encore un coup, je n'entends rien à toutes ces balivernes, je veux être maître absolu; et pour trancher toutes sortes de discours, ou vous serez mariées toutes deux avant qu'il soit peu, ou, ma foi, vous serez religieuses; j'en fais un bon serment.

SCÈNE SUIVANTE.

Cathos, Madelon.

Cathos. Mon Dieu! ma chère, que ton père a la forme enfoncée dans la matière! Que son intelligence est épaisse, et qu'il fait sombre569, a dans son âme!

Madelon. Que veux-tu, ma chère? J'en suis en confusion pour lui. J'ai peine à me persuader que je puisse être véritablement sa fille, et je crois que quelque aventure un jour me viendra développer une naissance plus illustre.

Cathos. Je le croirais bien; oui, il y a toutes les apparences du monde; et pour moi, quand je me regarde

aussi

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Marotte. Voilà un laquais qui demande si vous êtes au logis, et dit que son maître vous veut venir voir.

Madelon. Apprenez, sotte, à vous énoncer moins vulgairement. Dites: Voilà un nécessaire qui demande si vous êtes en commodité d'être visibles.

Marotte. Dame, je n'entends point le latin, et je n'ai pas appris, comme vous, la filophie dans le Cyre.*

Madelon. L'impertinente! le moyen de souffrir cela! Et qui est-il le maître de ce laquais?

Marotte. Il me l'a nommé le marquis de Mascarille. Madelon. Ah, ma chère, un marquis! un marquis! Oui, allez dire qu'on peut nous voir. C'est sans doute

un bel esprit qui a ouï parler de nous.

Cathos. Assurément, ma chère.

Madelon. Il faut le recevoir dans cette salle basse, plutôt qu'en notre chambre. Ajustons un peu nos cheveux au moins, et soutenons notre réputation. Vite, venez nous tendre ici dedans le conseiller des grâces.

Marotte. Par ma foi, je ne sais point quelle bête c'est là; il faut parler chrétien, si vous voulez que je vous entende.

Cathos. Apportez-nous le miroir, ignorante que vous êtes, et gardez-vous bien d'en salir la glace, par la communication de votre image.-MOLIERE.

ANECDOTE CURIEUSE SUR VOLTAIRE.

Il y a quelques années que plusieurs savants se trouvaient réunis chez feu M. Duclos, secrétaire de l'Académie Française: on y célébrait le génie encyclopédique de M. de Voltaire. Un fameux jurisconsulte allemand survient: on l'admet à la psalmodie, dont tous les psaumes finissaient par ce refrain: monsieur de Voltaire est un génie universel. L'Allemand faisait chorus avec les autres: il lui vint cependant un scrupule sur le gloria patri du cantique philosophique. "Oui," dit-il, "M. de Voltaire vir est omnimodo doctus: la poésie, l'histoire, la physique, les mathématiques, la médecine, l'histoire naturelle, la critique, tout est de son ressort. C'est dommage qu'il soit un peu faible sur la jurisprudence. Dès qu'il veut parler de législation, de politique, d'administration, de police, je ne sais, sa plume s'embarrasse, et son génie semble l'abandonner.

*A school for young ladies, established by Madame de Maintenon at St. Cyr, near Versailles.

"Je ne veux pas croire que ce soit pour cette raison qu'il a si souvent maltraité notre Grotius, notre Puffendorf, et votre Montesquieu, qui en savaient un peu plus que lui sur ces matières. Mais cette observation n'est qu'un bibus et M. de Voltaire est un génie universel.”

"Oui," dit un célèbre mathématicien, "M. de Voltaire est un génie à qui rien n'échappe. La postérité refusera de croire que tant de productions soient sorties de la même plume. Nos descendants s'imagineront qu'il ya eu plusieurs hommes de ce nom, et, grâces à lui, le monde intellectuel aura son Hercule, comme le monde fabuleux. Quel dommage qu'il ait voulu tâter des mathématiques! car, entre nous, et je vous prie de ne point le répéter, ce n'est qu'un écolier en géométrie, témoin ses éléments de la philosophie de Newton. Malgré cela, on ne peut disconvenir que M. de Voltaire ne soit un homme unique: non, il n'exista jamais de génie plus vaste, d'esprit plus universel."

M. de Mairan, autre savant de ce cercle, qui vivait alors, prit ensuite la parole: "Les ennemis de M. de Voltaire ont beau dire et beau faire,"* dit-il, "ils ne viendront jamais à bout de lui ôter le mérite de l'universalité des talents. Quel homme! comme il plaisante excellemment ! je dois à ses écrits les plus heureux moments de ma vie : ils m'amusent, ils me transportent toutes les fois que je les lis pour me délasser de mes travaux. Cet auteur parle de tout avec esprit et avec grâce. La collection de ses œuvres est une véritable encyclopédie. Quel dommage qu'il ne soit pas aussi habile en physique, qu'il est heureux en plaisanterie! car, il faut l'avouer, il est peu physicien, et vous savez que je suis versé en cette partie. 'A cela près, cet auteur est vraiment prodigieux. Ja-. mais on ne se distingua dans plus de genres différents; on a donc raison de le regarder comme un génie universel."

Un historien anglais, qui n'avait encore rien dit, et qui rêvait profondément; "j'avoue avec vous que M. de Voltaire est un homme qui n'eut jamais de pareil. Notre Angleterre n'a point encore produit de génie aussi grand, aussi universel. Pope ne saurait lui être comparé. Il réunit le mérite de Swift, d'Addison, d'Otway, de Boling

* May do and say what they will.

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