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Sganarelle. Mon avis est qu'on la remette sur son lit, et qu'on lui fasse prendre pour remède quantité de pain trempé dans du vin.

Géronte. Pourquoi, monsieur?

Sganarelle. Parce qu'il y a dans le vin et le pain, mêlés ensemble, une vertu sympathique qui fait parler. Ne voyez-vous pas bien qu'on ne donne autre chose aux perroquets, et qu'ils apprennent à parler en mangeant de cela? Géronte. Cela est vrai. Ah! le grand homme! Vite, quantité de pain et de vin.

Sganarelle. Je reviendrai voir sur le soir en quel état est la malade.

LYSIMAQUE.

LORSQUE Alexandre eut détruit l'empire des Persans, il voulut que l'on crût qu'il était fils de Jupiter. Les Macédoniens étaient indignés de voir ce prince rougir d'avoir Philippe pour père: leur mécontentement s'accrut lorsqu'ils lui virent prendre les mœurs, les habits et les manières des Perses; et ils se reprochaient tous d'avoir tant fait pour un homme qui commençait à les mépriser. Mais on murmurait dans l'armée, et on ne parlait pas.

Un philosophe nommé Callisthène avait suivi le roi dans son expédition. Un jour qu'il le salua à la manière des Grecs: D'où vient, lui dit Alexandre, que tu ne m'adores pas? "Seigneur, lui dit Callisthène, vous êtes chef de deux nations; l'une, esclave avant que vous l'eussiez soumise, 520 ne l'est pas moins depuis que vous l'avez vaincue; l'autre, libre avant qu'elle vous servît à remporter tant de victoires, l'est encore depuis que vous les avez remportées. Je suis Grec, seigneur; et ce nom vous l'avez élevé si haut que, sans vous faire tort, il ne nous est plus permis de l'avilir."

Les vices d'Alexandre étaient extrêmes comme ses vertus; il était terrible dans sa colère; elle le rendait cruel. Il fit couper les497 pieds, le nez et les oreilles à Callisthène, ordonna qu'on le mít dans une cage de fer, et le fit porter ainsi à la suite de l'armée.

J'aimais Callisthène, et de tout temps, lorsque mes ocB

cupations me laissaient quelques heures de loisir, je les avais employées à l'écouter; et si j'ai de l'amour pour la vertu, je le dois aux impressions que ses discours faisaient sur moi. J'allai le voir. "Je vous salue, lui dis-je, illustre malheureux, que je vois dans une cage de fer comme on enferme une bête sauvage, pour avoir été le seul homme de l'armée."

"Lysimaque, me dit-il, quand je suis dans une situation qui demande de la force et du courage, il me semble que je me trouve presque à ma place. En vérité, si les dieux ne m'avaient mis sur la terre que pour y mener une vie voluptueuse, je croirais qu'ils m'auraient donné en vain une âme grande et immortelle. Jouir des plaisirs des sens est une chose dont tous les hommes sont aisément capables, et si les dieux ne nous ont faits que pour cela, ils ont fait un ouvrage plus parfait qu'ils n'ont 590 voulu, et ils ont plus exécuté qu'entrepris. Ce n'est pas, ajouta-t-il, que je sois insensible; vous ne me faites que trop voir que je ne le suis pas. Quand vous êtes venu à moi, j'ai trouvé d'abord quelque plaisir à vous voir faire une action de courage, mais, au nom des dieux, que ce soit pour la dernière fois. Laissez-moi soutenir mes malheurs, et n'ayez point la cruauté d'y joindre encore les vôtres."

Callisthène, lui dis-je, je vous verrai tous les jours. Si le roi vous voyait abandonné des gens vertueux, il n'aurait plus de remords, il commencerait à croire que vous êtes coupable. Ah! j'espère qu'il ne jouira pas du560 plaisir de voir que ses châtiments me feront abandonner un ami.

Un jour Callisthène me dit: "Les dieux immortels m'ont consolé, et depuis ce temps je sens en moi quelque chose de divin qui m'a ôté le sentiment de mes peines. J'ai vu en songe le grand Jupiter. Vous étiez auprès de lui; vous aviez un sceptre à la main et un bandeau royal sur le front. Il vous a montré à moi, et m'a dit: Il te rendra plus heureux. L'émotion où j'étais m'a réveillé. Je me suis trouvé les mains élevées au ciel, et faisant des efforts pour dire: Grand Jupiter, si Lysimaque doit régner, fais qu'il régne avec justice. Lysimaque, vous régnerez: croyez un homme qui doit être agréable aux dieux, puisqu'il souffre pour la vertu."

Cependant Alexandre ayant appris que je respectais la

misère de Callisthène, que j'allais le voir, que j'osais le plaindre, il entra dans une nouvelle fureur: Va, dit-il, combattre contre les lions, malheureux qui te plais tant à vivre avec les bêtes féroces. On différa mon supplice pour le faire servir de spectacle à plus de gens.

Le jour qui le précéda j'écrivis ces mots à Callisthène: Je vais mourir. Toutes les idées que vous m'aviez données de ma future grandeur se sont évanouies de mon esprit. J'aurais souhaité d'adoucir les maux d'un homme tel que vous. Prexape, à qui je m'étais confié, m'apporta cette réponse: Lysimaque, si les dieux ont résolu que vous régniez, Alexandre ne peut pas vous ôter la vie; car les hommes ne résistent pas à la volonté des dieux.

Cette lettre m'encouragea; et faisant réflexion que les hommes les plus heureux et les plus malheureux sont également environnés de la main divine, je résolus de me conduire, non pas par mes espérances, mais par mon courage, et de défendre jusqu'à la fin une vie sur laquelle il y avait de si grandes promesses.

On me mena dans la carrière. Il y avait autour de moi un peuple immense qui venait être témoin de mon courage ou de ma frayeur. On me lâcha un lion. J'avais plié mon manteau autour de mon bras: je lui présentai ce bras; il voulut le dévorer; je lui saisis la langue, la lui arrachai, et le jetai à mes pieds.

Alexandre aimait naturellement les actions courageeuses: il admira ma résolution; et ce moment fut celui du retour de sa grande âme. Il me fit appeler, et, me tendant la main; Lysimaque, me dit-il, je te rends mon amitié, rends-moi la tienne. Ma colère n'a servi qu'à te faire faire une action qui manque à la vie d'Alex

andre.

Je reçus les grâces du roi; j'adorai les décrêts des dieux, et j'attendais leurs promesses sans les rechercher ni les fuir. Alexandre mourut, et toutes les nations furent sans maître. Les fils du roi étaient dans l'enfance; son frère Aridée n'en était jamais sorti; Olympias n'avait que la hardiesse des âmes faibles, et tout ce qui était cruauté était pour elle du courage; Roxane, Eurydice, Statyre, étaient perdues dans la douleur. Tout le monde, dans le palais, savait gémir, et personne ne savait régner. Les capitaines d'Alexandre levèrent donc les yeux sur son trône; mais l'ambition de chacun fut contenue par

l'ambition de tous. Nous partageâmes l'empire, et chacun de nous crut avoir partagé le prix de ses fatigues. Le sort me fit roi d'Asie; et à présent que je puis tout, j'ai plus besoin que jamais des leçons de Callisthène. Sa joie m'annonce que j'ai fait quelque bonne action, et ses soupirs me disent que j'ai quelque mal à réparer. Je le trouve entre mon peuple et moi.

Je suis le roi d'un peuple qui m'aime les pères de famille espèrent la longueur de ma vie comme celle de leurs enfants, les enfants craignent de me perdre comme ils craignent de perdre leur père. Mes sujets sont heureux, et je le suis.-MONTESQUIEU.

MORT DE CHARLES PREMIER.

LE 27 à midi, après deux heures de conférence dans la chambre peinte, la séance s'ouvrit, selon l'usage, par l'appel nominal. Au nom de Fairfax, "Il a trop d'esprit pour être ici," répondit une voix de femme du fond d'une galerie: après un moment de surprise et d'hésitation, l'appel nominal continua; soixante-sept membres étaient présents. Quand le roi entra dans la salle, un cri violent s'éleva: "Exécution, justice, exécution!" Les soldats étaient très animés; quelques officiers, Axtell surtout qui commandait la garde, les excitaient à crier; quelques groupes, semés çà et là dans la salle, se joignaient à ces clameurs; la foule se taisait avec consternation.

Monsieur, dit le roi à Bradshaw avant de s'asseoir, je demanderai à dire un mot, j'espère que je ne vous donnerai point sujet de m'interrompre.

Bradshaw. Vous répondrez à votre tour; écoutez d'abord la cour.

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Le Roi. Monsieur, s'il vous plaît, je désire être entendu. Ce n'est qu'un mot. Un jugement immédiat . Bradshaw. Monsieur, vous serez entendu lorsqu'il en sera temps; vous devez d'abord entendre la cour.

Le Roi. Monsieur, je désire . . . Ce que j'ai à dire est rélatif à ce que la cour va, je crois, prononcer, et il n'est pas aisé, monsieur, de revenir d'un jugement précipité.

Bradshaw. On vous entendra, monsieur, avant de ren

dre le jugement. Jusque-là, vous devez vous abstenir de parler.

A cette assurance, quelque sérénité reparut dans les traits du roi; il s'assit.333 Bradshaw reprit la parole. "Messieurs, dit-il, il est bien connu de tous que le prisonnier ici à la barre a été plusieurs fois amené devant la cour pour répondre à une accusation de trahison et autres grands crimes présentée contre lui au nom du peuple d'Angleterre..

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"Pas de la moitié du peuple," s'écria la même voix qui avait répondu au nom de Fairfax: "Où est le peuple? Où est son consentement? Olivier Cromwell est un traître."

L'assemblée entière tressaillit: tous les regards se tournèrent vers la galerie: "Soldats, faites feu sur ces femmes !" s'écria Axtell. On reconnut Lady Fairfax.

Un trouble général éclata; les soldats, partout répandus et menaçants, avaient grand' peine à le contenir: l'ordre enfin un peu rétabli, Bradshaw rappela le refus obstiné qu'avait fait le roi de répondre à l'accusation, la notoriété des crimes qui lui étaient imputés, et déclara que la cour, d'accord sur la sentence, consentait cependant, avant de la prononcer, à entendre la défense du prisonnier, pourvu qu'il renonçât à contester sa juridiction.

"Je demande, dit le roi, à être entendu dans la chambre peinte, par les lords et les communes, sur une proposition qui importe bien plus à la paix du royaume et à la liberté de mes sujets qu'à ma propre conservation."

Une vive agitation se répandit dans la cour et dans l'assemblée; amis ou ennemis, tous cherchaient à deviner dans quel but le roi demandait cette conférence avec les deux chambres, et ce qu'il pouvait avoir à leur proposer; mille bruits divers en couraient; la plupart semblaient croire qu'il voulait abdiquer la couronne en faveur de son fils. Mais quoi qu'il en fût, l'embarras de la cour était extrême; le parti, malgré son triomphe, ne se sentait en mesure ni de perdre du temps, ni de courir de nouveaux hasards; parmi les juges eux-mêmes, quelque ébranlement se laissait entrevoir.

Pour éluder le péril, Bradshaw soutint que la demande du roi n'était qu'un artifice pour échapper encore à la juridiction de la cour; un long et subtil débat s'engagea

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