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118 LETTRE DE BOILEAU AU DUC DE VIVONNE.

presque aussi périlleux que celui où vous êtes tous les jours, vous ne vous plaindriez pas de ma paresse.

Avant ce temps-là je me suis donné l'honneur de vous écrire plusieurs fois; et si vous n'avez pas reçu mes lettres, c'est la faute de vos courriers, et non pas la mienne. Quoi qu'il en soit, me voilà gueri; je suis en état de réparer mes fautes, si j'en ai commis quelques-unes; et j'espère que cette lettre-ci prendra une route plus sûre que les autres. Mais dites-moi, monseigneur, sur quel ton faut-il maintenant vous parler? Je savais assez bien autrefois de quel air il fallait écrire à Monseigneur de Vivonne, général des galères de France; mais oserait-on se familiariser de même avec le libérateur de Messine, le vainqueur de Ruyter, le destructeur de la flotte espagnole? Seriez-vous le premier héros qu'une extrême prospérité ne pût enorgueillir? Etes-vous encore ce même grand seigneur qui venait souper chez un misérable poëte, et y porteriez-vous sans honte vos nouveaux lauriers au second et troisième étage? Non, non, monseigneur, je n'oserais plus me flatter de cet honneur. Ce serait assez pour moi que vous fussiez de retour à Paris; et je me tiendrais trop heureux de pouvoir grossir les pelotons de peuple qui s'amasseraient dans les rues pour vous voir passer. Mais je n'oserais pas même espérer cette joie: vous vous êtes si fort habitué à gagner des batailles, que vous ne voulez plus faire d'autre métier; il n'y a pas moyen de vous tirer de la Sicile. Cela accommode fort toute la France; mais cela ne m'accommode point du tout. Quelque belles que soient vos victoires, je n'en saurais être content, puisqu'elles vous rendent d'autant plus nécessaire au pays où vous êtes, et qu'en avançant vos conquêtes, elles reculent votre retour. Tout passionné que je suis pour votre gloire, je chéris encore plus votre personne, et j'aimerais encore mieux vous entendre parler ici de Chapelain et de Quinault, que d'entendre la renommée parler si avantageusement de vous. Et puis, monseigneur, combien pensez-vous que votre protection m'est nécessaire en ce pays, dans les démêlés que j'ai incessamment sur le Parnasse? Il faut que je vous en conte un, pour vous faire voir que je ne mens pas. Vous saurez donc, monseigneur, qu'il y a un médecin à Paris, nommé M. Perrault, très ennemi de la santé et du bon sens, mais en récompense fort grand ami de M. Quinault.

Un mouvement de pitié pour son pays, ou plutôt le peu de gain qu'il faisait dans son métier, lui en a fait à la fin embrasser un autre. Il a lu Vitruve, il a fréquenté M. le Vau* et M. Ratabon,* et s'est enfin jeté dans l'architecture, où l'on prétend qu'en peu d'années il a autant élevé de mauvais bâtiments, qu'étant médecin il avait ruiné de bonnes santés. Ce nouvel architecte, qui veut se mêler aussi de poésie, m'a pris en haine sur le peu d'estime que je faisais des ouvrages de son cher Quinault. Sur cela il s'est déchaîné contre moi dans le monde: je l'ai souffert quelque temps avec assez de modération; mais enfin la bile satirique n'a pu se contenir, si bien que dans le quatrième chant de ma Poétique, à quelque temps de là, j'ai inséré la métamorphose d'un médecin en architecte. Vous l'y avez peut-être vue; elle finit ainsi :

Notre assassin renonce à son art inhumain ;

Et, désormais la règle et l'équerre à la main,
Laissant de Galien la science suspecte,

De méchant médecin devient bon architecte.†

Il n'avait pourtant pas sujet de s'offenser, puisque je parle d'un médecin de Florence, et que d'ailleurs il n'est pas le premier médecin qui dans Paris ait quitté sa robe pour la truelle. Ajoutez que si en qualité de médecin il avait raison de se fâcher, vous m'avouerez qu'en qualité d'architecte il me devait des remercîments.

Il ne me remercia pas pourtant; au contraire, comme il a un frère chez M. Colbert, et qu'il est lui-même employé dans les bâtiments du roi, il cria fort hautement contre ma hardiesse; jusque-là que mes amis eurent peur que cela ne me fît une affaires auprès de cet illustre ministre. Je me rendis donc à leurs remontrances, et, pour raccommoder toutes choses, je fis une réparation sincère au médecin par l'épigramme que vous allez voir :

Oui, j'ai dit dans mes vers qu'un célèbre assassin,
Laissant de Galien la science infertile,
D'ignorant médecin devint maçon habile.
Mais de parler de vous je n'eus jamais dessein;
Lubin, ma muse est trop correcte.

Vous êtes, je l'avoue, ignorant médecin,
Mais non pas habile architecte.

*Celebrated architects.

† See Part II., chant iv., vers 21, of the Art Poétique.

Prime minister of Louis XIV.

§ That I should be brought into collision with that renowned minister.

Cependant regardez, monseigneur, comme les esprits des hommes sont faits: cette réparation, bien loin d'apaiser l'architecte, l'irrita encore davantage. Il gronda, il se plaignit, il me menaça de me faire ôter ma pension.

'A tout cela je répondis que je craignais ses remèdes et non pas ses menaces. Le dénoûment de l'affaire est que j'ai touché ma pension, que l'architecte s'est brouillé auprès de M. Colbert, et que si Dieu ne regarde en pitié son peuple, notre homme va se rejeter dans la médecine. Mais, monseigneur, je vous entretiens là d'étranges bagatelles. Il est temps, ce me semble, de vous dire que je suis avec toute sorte de zèle et de respect, monseigneur, votre, etc., BOILEAU.

UNE ÉPOQUE DE LA VIE DE MADAME DE STAAL.

LORSQUE j'étais dans la convalescence, et presque dans le désespoir, ma sœur me vint voir, et m'annonça avec de grands transports de joie la fortune qu'elle croyait que j'allais faire. Elle me dit qu'allant à Versailles avec madame la duchesse de la Ferté, elle lui avait conté, le long du chemin, qu'elle avait une sœur cadette qui avait été élevée singulièrement bien dans un couvent de province: elle lui dit que je savais tout ce qui se peut savoir, et lui fit une énumération des sciences qu'elle prétendait que je possédais, dont elle estropiait les noms. Ma sœur, qui ne savait rien, n'avait pas de peine à croire que je savais beaucoup. La duchesse, qui n'en savait pas plus qu'elle, adopta tout, et me crut un prodige: c'était la personne du monde qui s'engouait le plus violemment. Elle arriva à Versailles, l'esprit frappé de cette prétendue merveille qu'elle débita partout où elle fut, principalement chez madame de Ventadour, sa sœur, où était le cardinal de Rohan. Elle s'échauffait l'imagination en parlant, et en disait cent fois plus qu'on ne lui en avait dit. On crut qu'il fallait s'assurer d'un si grand trésor. Madame la Dauphine vivait encore. On décida qu'il fallait me mettre à Jouarre, auprès de mesdemoiselles de Rohan, qui y étaient toutes trois, pour en faire autant de chefs-d'œuvre.

Ma sœur, après m'avoir fait ce récit, me dit qu'il était absolument nécessaire que j'allasse faire mes remercî

ments, et me montrer à sa maîtresse; qu'elle devait retourner ce jour-là à Versailles; qu'après lui avoir fait ma révérence je reviendrais sur-le-champ.

Je n'avais point d'habit honnête pour me présenter: j'en empruntai un d'une pensionnaire du couvent pour deux ou trois heures: et après que ma sœur m'eut un peu ajustée, je m'en allai avec elle. Nous arrivâmes chez la duchesse à son réveil. Elle fut ravie de me voir, et me trouva charmante. Elle n'avait garde, au fort de sa prévention, d'en juger autrement. Après quelques mots qu'elle me dit, quelques réponses fort simples et peut-être assez plates que je lui fis: "Vraiment, dit-elle, elle parle à ravir: la voilà tout à propos pour m'écrire une lettre à M. Desmarets, que je veux qu'il ait tout à l'heure. Tenez, mademoiselle, on va vous donner du papier, vous n'avez qu'à écrire.—Et quoi, madame? lui répondis-je fort embarrassée.-Vous tournerez cela comme vous voudrez, reprit-elle; il faut que cela soit bien: je veux qu'il m'accorde ce que je lui demande.-Mais, madame, repris-je, encore il faudrait savoir ce que vous lui voulez dire.-Eh non, vous entendez." Je n'entendais rien du tout; j'avais beau insister, je ne pouvais la faire expliquer. Enfin rejoignant les propos décousus qu'elle lâcha, je compris à peu près de quoi il s'agissait. Je n'en étais guère plus avancée; car je ne savais point les usages et le cérémonial des gens titrés; et je voyais bien qu'elle ne distinguerait pas une faute d'ignorance d'une faute de bon sens. Je pris pourtant ce papier qu'on me présenta, et je me mis à écrire, pendant qu'elle se levait, sans savoir comment je m'y prendrais; et écrivant toujours au hasard, je finis cette lettre, que je lui fus* présenter, fort incertaine du succès. "Eh bien! s'écria-t-elle, voilà justement tout ce que je lui voulais mander. Mais cela est admirable, qu'elle ait si bien pris ma pensée. Henriette, votre sœur est étonnante. Oh! puisqu'elle écrit si bien, il faut qu'elle écrive encore une lettre pour mon homme d'affaires; cela sera fait pendant que je m'habille." Il ne fallut point la questionner cette fois-là sur ce qu'elle voulait mander. Elle répandit un torrent de paroles, que toute l'attention que j'y donnais ne pouvait suivre; et je me trouvai encore plus embarrassée à cette seconde

*See note, page 23.
F

épreuve. Elle avait nommé son procureur et son avocat, qui entraient pour beaucoup dans cette lettre; ils m'étaient tout à fait inconnus, et malheureusement je pris leurs noms l'un pour l'autre. "L'affaire est bien expliquée, me dit-elle, après avoir lu la lettre; mais je ne comprends pas qu'une fille qui a autant d'esprit que vous en avez, puisse donner à mon avocat le nom de mon procureur. Elle découvrit par là les bornes de mon génie. Heureusement je n'en perdis pas totalement son estime.

Pendant que j'avais fait toutes ces dépêches, elle avait fini sa toilette, et ne songea plus qu'à partir pour Versailles. Je la suivis jusqu'à son carrosse; et lorsqu'elle y fut montée, et que ma sœur qu'elle menait eut pris sa place, au moment qu'on allait fermer la portière, et que je commençais à respirer: "Je pense, dit-elle à ma sœur, que je ferai bien de la mener tout à l'heure avec moi. Montez, montez, mademoiselle, je veux vous faire voir à madame de Ventadour." Je demeurai pétrifiée à cette proposition; mais, surtout, ce qui me glaça le cœur, fut cet habit emprunté pour deux heures, avec lequel je craignis qu'on ne me fît faire le tour du monde; et il ne s'en fallut guère. Mais, malgré ces considérations, il n'y avait pas moyen de reculer: je n'étais plus au temps d'avoir une volonté, ni de résister à celle des autres. Je montai donc le cœur serré;* elle ne s'en aperçut pas, et parla tout le long du chemin. Elle disait cent choses à la fois, qui n'avaient nul rapport l'une à l'autre. Cependant il y avait tant de vivacité, de naturel et de grâce dans sa conversation, qu'on l'écoutait avec un extrême plaisir. Après m'avoir fait plusieurs questions, dont elle n'avait pas attendu la réponse: "Sans doute, me dit-elle, puisque vous savez tant de choses, vous savez faire des points pour tirer l'horoscope; c'est tout ce que j'aime au monde." Je lui dis que je n'avais pas la moindre idée de cette science. "Mais à quoi bon, reprit elle, en avoir appris tant d'autres qui ne servent à rien ?" Je l'assurai que je n'en avais appris aucune; mais elle ne m'écoutait déjà plus, et se mit à faire l'éloge de la géomancie, chiromancie, etc., me dit toutes les prédictions qu'on lui avait faites, dont elle attendait encore l'évènement; me raconta à ce sujet plusieurs histoires mémorables, enfin son rêve

*Avec is understood.

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