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LETTRES DE MADAME DE SÉVIGNÉ.

À SA FILLE.

JE reçois vos lettres comme vous avez reçu ma bague: je fonds en larmes en les lisant; il me semble que mon cœur veuille se fendre par la moitié: on croirait que vous m'écrivez des injures, ou que vous êtes malade, ou qu'il vous êtes arrivé quelque accident, et c'est tout le contraire; vous m'aimez, ma chère enfant, et vous me le dites d'une manière que je ne puis soutenir sans des pleurs en abondance. Vous continuez votre voyage sans aucune aventure fâcheuse; lorsque j'apprends tout cela, qui est justement tout ce qui peut m'être le plus agréable, voilà l'état où je suis. Vous vous amusez donc à penser à moi, vous en parlez, et vous aimez mieux m'écrire vos sentiments que vous n'aimez à me les dire; de quelque façon qu'ils me viennent, ils sont reçus avec une sensibilité qui n'est comprise que de ceux qui savent aimer comme je fais. Vous me faites sentir pour vous tout ce qu'il est possible de sentir de tendresse; mais si vous songez à moi, soyez assurée aussi que je pense continuellement à vous; c'est ce que les dévots appellent une pensée habituelle: c'est ce qu'il faudrait avoir pour Dieu, si l'on faisait son devoir: rien ne me donne de distraction; je vois ce carrosse qui avance toujours, et qui n'approchera jamais de moi; je suis toujours dans les grands chemins; il me semble que j'ai quelquefois peur que ce carrosse ne verse; les pluies qu'il fait depuis trois jours me mettent au désespoir, le Rhône me fait une peur étrange. J'ai une carte devant mes yeux, je sais tous les lieux où vous couchez: vous êtes ce soir à Nevers, vous serez dimanche à Lyon où vous recevrez cette lettre.

Je n'ai pu vous écrire qu'à Moulins par Mad. de Guénegaud. Je n'ai reçu que deux de vos lettres; peut-être que la troisième viendra: c'est la seule consolation que je souhaite; pour d'autres, je ne'en cherche pas.

DE LA MÊME À LA MÊME.

Si vous étiez ici, ma chère enfant, vous vous moqueriez de moi; j'écris de provision; mais c'est par une raison bien différente de celle que je vous donnais un jour, pour m'excuser d'avoir écrit à quelqu'un une lettre qui ne

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LETTRES DE MADAME DE SÉVIGNÉ.

devait partir que dans deux jours; c'était parce que je ne me souciais guère de lui, et que dans deux jours je n'aurais pas autre chose à lui dire. Voici tout le contraire; c'est que je me soucie beaucoup de vous, que j'aime à vous entretenir à toute heure, et que c'est la seule consolation que je puis avoir présentement. Je suis aujourd'hui toute seule dans ma chambre par l'excès de ma mauvaise humeur. Je suis lasse de tout, et je me suis fait un plaisir de dîner ici, et je m'en fais un de vous écrire hors de propos; mais, hélas! vous n'avez pas de ces sortes de loisirs. J'écris tranquillement, et je ne conçois pas que vous puissiez lire de même: je ne vois pas un moment où vous soyez à vous; je vois un mari qui vous adore, qui ne peut se lasser d'être auprès de vous, et qui peut à peine comprendre son bonheur ; je vois des harangues, des infinités de compliments, des visites; on vous fait des honneurs extrêmes; il faut répondre à tout cela, vous êtes accablée; moi-même sur ma petite boule je n'y suffirais pas. Que fait votre paresse pendant tout ce tracas? Elle souffre, elle se retire dans quelque petit cabinet, elle meurt de peur de ne plus retrouver sa place; elle vous attend dans quelque moment perdu, pour vous faire au moins souvenir d'elle, et vous dire un mot en passant. Hélas! dit-elle, m'avez-vous oubliée? Songez que je suis votre plus ancienne amie, celle qui ne vous a jamais abandonnée, la fidèle compagne de vos plus beaux jours; que c'est moi qui vous consolais de tous les plaisirs, et qui même quelquefois vous les faisais haïr; qui vous ai empêchée de mourir d'ennui, et en Bretagne, et dans votre maladie: quelquefois votre mère troublait nos plaisirs; mais je savais bien où vous reprendre; présentement je ne sais plus où j'en suis: les honneurs et les représentations me feront périr, si vous n'avez soin de

moi.

Il me semble que vous lui dites en passant un petit mot d'amitié; vous lui donnez quelque espérance de vous posséder à Grignan; mais vous passez vite, et vous n'avez pas le loisir d'en dire davantage. Le devoir et la raison sont autour de vous, et ne vous donnent pas un moment de repos; moi-même qui les ai toujours tant honorés, je leur suis contraire, et ils me le sont; le moyen qu'ils vous laissent lire de telles lanterneries! Je vous assure, ma chère enfant, que je songe à vous continuelle

ment, et je sens tous les jours ce que vous me dîtes une fois, qu'il ne fallait point appuyer sur ses pensées: si l'on ne glissait par-dessus, on serait toujours en larmes, c'està-dire moi. Il n'y a lieu dans cette maison qui ne me blesse le cœur; toute votre chambre me tue; j'y ai fait mettre un paravent tout au milieu pour rompre un peu la vue; la fenêtre de ce degré, par où je vous vis monter dans le carrosse de d'Hacqueville, et par où je vous rappelai, me fait peur, quand je pense combien j'étais capable de m'y jeter; car je suis folle quelquefois : ce cabinet où je vous embrassai sans savoir ce que je faisais; ces capucins* où j'allai entendre la messe; ces larmes qui tombaient de mes yeux à terre, comme si ç'eût été de l'eau qu'on eût répandue; Sainte-Marie, madame de la Fayette, mon retour dans cette maison, votre appartement, la nuit, le lendemain, et votre première lettre, et toutes les autres, et tous les entretiens de ceux qui entrent dans mes sentiments; ce pauvre d'Hacqueville est le premier; je n'oublierai jamais la pitié qu'il eut de moi. Voilà donc où j'en reviens: il faut glisser sur tout cela, et se bien garder de s'abandonner à ses pensées et aux mouvements de son cœur: j'aime mieux m'occuper de la vie que vous faites maintenant; cela me fait une diversion, sans m'éloigner de mon sujet et de mon objet, ce qui s'appelle poétiquement l'objet aimé.

Je songe donc à vous, et je souhaite toujours de vos lettres; quand je viens d'en recevoir j'en voudrais bien encore. J'en attends présentement, et je reprendrai ma lettre quand j'aurai reçu de vos nouvelles. J'abuse de vous, ma très chère; j'ai voulu aujourd'hui me permettre cette lettre d'avance; mon cœur en avait besoin; je n'en ferai pas une coutume.-MADAME DE SÉVIGNÉ.

LETTRE DE BOILEAU AU DUC DE VIVONNE. MONSEIGNEUR,-Sans une maladie très violente qui m'a tourmenté pendant quatre mois, et qui m'a mis très longtemps dans un état moins glorieux à la vérité, mais

* i. e., the Church of the Capuchins.

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Un mouvement de pitié pour son pays, ou plutôt le peu de gain qu'il faisait dans son métier, lui en a fait à la fin embrasser un autre. Il a lu Vitruve, il a fréquenté M. le Vau* et M. Ratabon,* et s'est enfin jeté dans l'architecture, où l'on prétend qu'en peu d'années il a autant élevé de mauvais bâtiments, qu' étant médecin il avait ruiné de bonnes santés. Ce nouvel architecte, qui veut se mêler aussi de poésie, m'a pris en haine sur le peu d'estime que je faisais des ouvrages de son cher Quinault. Sur cela il s'est déchaîné contre moi dans le monde: je l'ai souffert quelque temps avec assez de modération; mais enfin la bile satirique n'a pu se contenir, si bien que dans le quatrième chant de ma Poétique, à quelque temps de là, j'ai inséré la métamorphose d'un médecin en architecte. Vous l'y avez peut-être vue; elle finit ainsi :

Notre assassin renonce à son art inhumain ;
Et, désormais la règle et l'équerre à la main,
Laissant de Galien la science suspecte,

De méchant médecin devient bon architecte.†

Il n'avait pourtant pas sujet de s'offenser, puisque je parle d'un médecin de Florence, et que d'ailleurs il n'est pas le premier médecin qui dans Paris ait quitté sa robe pour la truelle. Ajoutez que si en qualité de médecin il avait raison de se fâcher, vous m'avouerez qu'en qualité d'architecte il me devait des remercîments.

Il ne me remercia pas pourtant; au contraire, comme il a un frère chez M. Colbert, et qu'il est lui-même employé dans les bâtiments du roi, il cria fort hautement contre ma hardiesse; jusque-là que mes amis eurent peur que cela ne me fît une affaires auprès de cet illustre ministre. Je me rendis donc à leurs remontrances, et, pour raccommoder toutes choses, je fis une réparation sincère au médecin par l'épigramme que vous allez voir:

Oui, j'ai dit dans mes vers qu'un célèbre assassin,
Laissant de Galien la science infertile,
D'ignorant médecin devint maçon habile.
Mais de parler de vous je n'eus jamais dessein;
Lubin, ma muse est trop correcte.

Vous êtes, je l'avoue, ignorant médecin,
Mais non pas habile architecte.

*Celebrated architects.

See Part II., chant iv., vers 21, of the Art Poétique.

Prime minister of Louis XIV.

§ That I should be brought into collision with that renowned minister.

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