SCÈNES DE L'AVOCAT PATELIN, COMÉDIE. M. Patelin. Cela est résolu; il faut aujourd'hui même, quoique je n'aie pas le sou, que je me donne un habit neuf... Ma foi! on a bien raison de le dire, il vaudrait autant être ladre que d'être pauvre. Qui, à me voir ainsi habillé, me prendrait pour un avocat? ne dirait-on pas plutôt que je serais un magister de ce bourg? Depuis quinze jours que j'ai quitté le village où je demeurais pour venir m'établir en ee lieu-ci, croyant d'y faire mieux mes affaires .. elles vont de mal en pis. J'ai de ce côté-là, pour voisin, mon compère le juge du lieu . . . pas un pauvre petit procès. De cet autre côté, un riche marchand drapier pas de quoi m'acheter un méchant habit. ah! pauvre Patelin, pauvre Patelin! comment feras-tu pour contenter ta femme qui veut absolument que tu maries ta fille! qui voudra d'elle en te voyant ainsi déguenillé ? ... Il te faut bien, par force, avoir recours à l'industrie oui, tâchons adroitement à nous procurer à crédit un bon habit de drap dans la boutique de monsieur Guillaume notre voisin. Si je puis une fois me donner l'extérieur d'un homme riche, tel qui refuse ma fille . . SCÈNE SUIVANTE. M. Patelin, M. Guillaume. M. Patelin (à part). Bon! le voilà seul; approchons. M.Guillaume (à part, feuilletant son livre). Compte du troupeau six cents bêtes (A M. Guil M. Patelin (à part, lorgnant le drap). Voilà une pièce de drap qui ferait bien mon affaire* laume.) Serviteur, monsieur. ... M. Guillaume (sans le regarder). Est-ce le sergent que j'ai envoyé querir? qu'il attende. M. Patelin. Non, monsieur, je suis M. Guillaume (l'interrompant en le regardant). Une robe. le procureur donc? . . . Serviteur. M. Patelin. Non, monsieur, j'ai l'honneur d'être avo cat. * Qui ferait, etc., which would just suit me. M.Guillaume. Je n'ai pas besoin d'avocat: je suis votre serviteur.* M. Patelin. Mon nom, monsieur, ne vous est sans doute pas inconnu. Je suis Patelin l'avocat. M. Guillaume. Je ne vous connais point, monsieur. M. Patelin (à part). Il faut se faire connaître. (A M. Guillaume.) J'ai trouvé, monsieur, dans les mémoires de feu mon père une dette qui n'a pas été payée, et M. Guillaume (l'interrompant). Ce ne sont pas mes affaires; je ne dois rien. M. Patelin. Non, monsieur: c'est au contraire feu mon père qui devait au vôtre trois cents écus, et comme je suis homme d'honneur, je viens vous payer. M. Guillaume. Me payer? attendez, monsieur, s'il vous plaît... je me remets un peu votre nom. Oui, je connais depuis longtemps votre famille. Vous demeuriez au village ici près: nous nous sommes connus autrefois. Je vous demande excuse; je suis votre très humble et très obéissant serviteur. (Lui offrant sa chaise.) Asseyez-vous là, s'il vous plaît, asseyez-vous là. M. Patelin. Monsieur! M. Guillaume. Monsieur! M. Patelin (s'asseyant). Si tous ceux qui me doivent étaient aussi exacts que moi à payer leurs dettes, je serais beaucoup plus riche que je ne suis; mais je ne sais point retenir le bien d'autrui. M.Guillaume. C'est pourtant ce qu'aujourd'hui beaucoup de gens savent fort bien faire. M. Patelin. Je tiens que la première qualité d'un honnête homme est de bien payer ses dettes, et je viens savoir quand vous serez en commodité de recevoir vos trois cents écus. M. Guillaume. Tout à l'heure. M. Patelin. J'ai chez moi votre argent tout prêt, et bien compté; mais il faut vous donner le temps de faire dresser une quittance par-devant notaire. Ce sont des charges d'une succession qui regarde ma fille Henriette, et j'en dois rendre un compte en formes. M. Guillaume. Cela est juste. Eh bien, demain matin à cinq heures. M. Patelin. A cinq heures, soit. J'ai peut-être mal * Votre serviteur here signifies I beg to be excused. pris mon temps, monsieur Guillaume? je crains de vous détourner. M. Guillaume. Point du tout; je ne suis que trop de loisir; on ne vend rien. M. Patelin. Vous faites pourtant plus d'affaires, vous seul, que tous les négociants de ce lieu. M.Guillaume. C'est que je travaille beaucoup. M. Patelin. C'est que vous êtes, ma foi, le plus habile homme de tout ce pays (Examinant la pièce de drap.) Voilà un assez beau drap. M. Guillaume. Fort beau. M. Patelin. Vous faites votre commerce avec une intelligence! M.Guillaume. Oh! monsieur! M. Patelin. Avec une habileté merveilleuse ! M.Guillaume. Oh, oh, monsieur ! M. Patelin. Des manières nobles et franches, qui gagnent le cœur de tout le monde! M. Guillaume. Oh, point, monsieur. M. Patelin. Parbleu! la couleur de ce drap fait plaisir à la vue. M. Guillaume. Je le crois, c'est couleur de marron. M. Patelin. De marron? que cela est beau! gage,* monsieur Guillaume, que vous avez imaginé cette couleur-là ? M.Guillaume. Oui, oui, avec mon teinturier. M. Patelin. Je l'ai toujours dit, il y a plus d'esprit dans cette tête-là, que dans toutes celles du village. M. Guillaume. Ah! ah! ah! M. Patelin (tátant le drap). Cette laine me paraît assez bien conditionnée ? M. Guillaume. C'est pure laine d'Angleterre. M. Patelin. Je l'ai cru à propos d'Angleterre, il me semble, monsieur Guillaume, que nous avons autrefois été à l'école ensemble? M. Guillaume. Chez monsieur Nicodème? M. Patelin. Justement. Vous étiez beau comme l'a mour. M.Guillaume. Je l'ai ouï dire à ma mère. M. Patelin. Et vous appreniez tout ce qu'on voulait. M. Guillaume. A dix-huit ans je savais lire et écrire. * Familiar for je gage, I'll wager. M. Patelin. Quel dommage que vous ne vous soyez pas appliqué aux grandes choses! Savez-vous bien, monsieur Guillaume, que vous auriez gouverné un 'Etat ? M. Guillaume. Comme un autre. M. Patelin. Tenez, j'avais justement dans l'esprit une couleur de drap comme celle-là. Il me souvient que ma femme veut que je me fasse faire un habit. Je songe que demain matin à cinq heures, en portant vos trois cents écus, je prendrai peut-être de ce drap. M. Guillaume. Je vous le garderai. M. Patelin (à part). Le garderai! ce n'est pas là mon compte. (A M. Guillaume.) Pour racheter une rente, j'avais mis à part ce matin douze cents livres, où je ne voulais pas toucher; mais je vois bien, M. Guillaume, que vous en aurez une partie. ... M.Guillaume. Ne laissez pas de racheter votre rente; vous aurez toujours de mon drap. M. Patelin. Je le sais bien; mais je n'aime point à prendre à crédit. . . . Que je prends de plaisir à vous voir frais et gaillard! quel air de santé et de longue vie! M. Guillaume. Je me porte bien. M. Patelin. Combien croyez-vous qu'il me faudra de ce drap, afin qu' avec vos trois cents écus, je porte aussi de quoi le payer? M. Guillaume. Il vous en faudra... Vous voulez sans doute l'habit complet ? M. Patelin. Oui, très complet, justaucorps, culotte et veste, doublées de même, et le tout bien long et bien large. M. Guillaume. Pour tout cela, il vous en faudra . oui . . . six aunes. Voulez-vous que je les coupe en attendant? M. Patelin. En attendant . . . non, monsieur, non, l'argent à la main, s'il vous plaît, l'argent à la main: c'est ma méthode. M. Guillaume. Elle est fort bonne. (A part.) Voici un homme très exact. M. Patelin. Vous souvient-il, M. Guillaume, d'un jour que nous soupâmes ensemble à l'Ecu de France? M. Guillaume. Le jour qu'on fit la fête du village? M. Patelin. Justement. Nous raisonnâmes à la fin du repas sur les affaires du temps, et je vous ouïs dire de belles choses. M. Guillaume. Vous vous en souvenez ? M. Patelin. Si je m'en souviens? Vous prédîtes dès lors tout ce que nous avons vu depuis dans Nostradamus.* * M. Guillaume. Je vois les choses de loin. M. Patelin. Combien, M. Guillaume, me ferez-vous payer de l'aune de ce drap? M. Guillaume (regardant la marque). Voyons autre en payerait, ma foi! six écus; mais allons vous le baillerai à cinq écus. un je M. Patelin (à part). Le Juif!... (A M. Guillaume.) Cela est trop honnête! six fois cinq écus, ce sera juste ment M. Guillaume (Pinterrompant). Trente écus. M. Patelin. Oui, trente écus; le compte est bon Parbleu! pour renouveler connaissance, il faut que nous mangions demain à dîner une oie, dont un plaideur m'a fait présent. M. Guillaume. Une oie! je les aime fort. M. Patelin. Tant mieux. Touchez-là; à demain a dîner; ma femme les apprête à miracle Par ma foi! il me tarde, qu'elle me voie sur le corps un habit de ce drap. Croyez-vous qu'en le prenant demain matin, il soit fait à dîner. M. Guillaume. Si vous ne donnez du temps au tailleur. il vous le gâtera. M. Patelin. Ce serait grand dommage. M. Guillaume. Faites mieux. Vous avez, dites-vous, l'argent tout prêt? M. Patelin. Sans cela, je n'y songerais pas. M.Guillaume. Je vais vous le faire porter chez vous par un de mes garçons. Il me souvient qu'il y en a là de coupé justement ce qu'il vous en faut. M. Patelin (prenant le drap). Cela est heureux! M. Guillaume. Attendez. Il faut auparavant que je l'aune en votre présence. M. Patelin. Bon! est-ce que je ne me fie pas à vous ? M. Guillaume. Donnez, donnez; je vais vous le faire porter, et vous m'enverrez par le retour *Michael de N., a physician, born 1503, died 1566, was the author of a book of prophecies in rhyme, first published in 1555, entitled "les vrayes centuries et prophéties." |