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haine qu'il aurait renfermée en lui-même: mais dès que sa patrie lui eut confié le soin de sa vengeance, il brisa les fers des nations, et devint conquérant par devoir; il forma le projet aussi hardi que nouveau d'attaquer les Lacédémoniens jusque dans le centre de leur empire, et de les dépouiller de cette prééminence dont ils jouissaient depuis tant de siècles; il le suivit avec obstination, au mépris de leur puissance, de leur gloire, de leurs alliés, de leurs ennemis qui voyaient d'un œil inquiet ces progrès rapides des Thébains: il ne fut point arrêté non plus par l'opposition d'un parti qui s'était formé à Thèbes, et qui voulait la paix, parce qu' 'Epaminondas voulait la guerre. Ménéclidès était à la tête de cette faction. Son éloquence, ses dignités, et l'attrait que la plupart des hommes ont pour le repos, lui donnaient un grand crédit sur le peuple. Mais la fermeté d'Epaminondas détruisit à la fin ces obstacles; et tout était disposé pour la campagne, quand nous le quittâmes.

La Grèce touchait au moment d'une révolution. 'Epaminondas était à la tête d'une armée; sa victoire ou sa défaite allait enfin décider si c'était aux Thébains ou aux Lacédémoniens de donner des lois aux autres peuples. Il entrevit l'instant de hâter cette décision.

Il part un soir de Tégée en Arcadie pour surprendre Lacédémone. Cette ville est tout ouverte, et n'avait alors pour défenseurs que des enfants et des vieillards. Une partie des troupes se trouvait en Arcadie; l'autre s'y rendait sous la conduite d'Agésilas. Les Thébains arrivent à la pointe du jour, et voient bientôt Agésilas prêt à les recevoir. Instruit par un transfuge de la marche d'Epaminondas, il était revenu sur ses pas avec une extrême diligence: et déjà ses soldats occupaient les postes les plus importants. Le général thébain, surpris sans être découragé, ordonne plusieurs attaques. Il avait pénétré jusqu'à la place publique, et s'était rendu maître d'une partie de la ville.

Agésilas n'écoute plus alors que son désespoir. Quoique âgé de près de quatre-vingts ans, il se précipite au milieu des dangers; et, secondé par le brave Archidamus son fils, il repousse l'ennemi, et le force de se retirer.

'Epaminondas ne fut point inquiété dans sa retraite. Il fallait une victoire pour faire oublier le mauvais succès de son entreprise. Il marche en Arcadie, où s'étaient

réunies les principales forces de la Grèce. Les deux armées furent bientôt en présence. Celle des Lacédémoniens et de leurs alliés était de plus de vingt milles hommes de pied, et de près de deux mille chevaux; celle de la ligue thébaine, de trente mille hommes d'infanterie, et d'environ trois mille de cavalerie.

Jamais 'Epaminondas n'avait déployé plus de talent que dans cette circonstance. Il suivit, dans son ordre de bataille, les principes qui lui avaient procuré la victoire de Leuctres. Une de ses ailes, formée en colonne, tomba sur la phalange lacédémonienne, qu'elle n'aurait peut-être jamais enfoncée, s'il n'était venu lui-même fortifier ses troupes par son exemple, et par un corps d'élite dont il était suivi. Les ennemis, effrayés à son approche, s'ébranlent et prennent la fuite. Il les poursuit avec un courage dont il n'est plus le maître, et se trouve enveloppé par un corps de Spartiates, qui font tomber sur lui une grêle de traits. Après avoir longtemps écarté la mort, et fait mordre la poussière à une foule de guerriers, il tomba percé d'un javelot dont le fer lui resta dans la poitrine. L'honneur de l'enlever engagea une action aussi vive, aussi sanglante que la première. Ses compagnons, ayant redoublé leurs efforts, eurent la triste consolation de l'emporter dans sa tente.

On combattit à l'autre aile avec une alternative à peu près égale de succès et de revers. Par les sages dispositions d'Epaminondas, les Athéniens ne furent pas en état de seconder les Lacédémoniens. Leur cavalerie attaqua celle des Thébains, fut repousée avec perte, se forma de nouveau, et détruisit un détachement que les ennemis avaient placé sur les hauteurs voisines. Leur infanterie était sur le point de prendre la fuite, lorsque les 'Eléens volèrent à son secours.

La blessure d'Epaminondas arrêta le carnage, et suspendit la fureur des soldats. Les troupes des deux partis, également étonnées, restèrent dans l'inaction. De part et d'autre on sonna la retraite, et l'on dressa un trophée sur le champ de bataille.

'Epaminondas respirait encore. Ses amis, ses officiers fondaient en larmes autour de son lit. Le camp retentissait des cris de la douleur et du désespoir. Les médecins avaient déclaré qu'il expirerait dès qu'on ôterait le fer de la plaie. Il craignit que son bouclier ne fût

tombé entre les mains de l'ennemi; on le lui montra, et il le baisa comme l'instrument de sa gloire.

Il parut inquiet sur le sort de la bataille; on lui dit que les Thébains l'avaient gagnée. "Voilà qui est bien, répondit-il: j'ai assez vécu." Il demanda ensuite Daïphantus et Jollidas, deux généraux qu'il jugeait dignes de le remplacer. On lui dit qu'ils étaient morts. "Persuadez donc aux Thébains, reprit-il, de faire la paix." Alors il ordonna d'arracher le fer; et l'un de ses amis s'étant écrié dans l'egarement de sa douleur: "Vous mourez, 'Epaminondas! Si du moins vous laissiez des enfants!" "Je laisse, répondit-il en expirant, deux filles immortelles: la victoire de Leuctres et celle de Mantinée."-BARTHÉLEMY.

LETTRE À SA MÈRE.

ME voici dans le charmant pays de Vaud; je suis au bord du lac de Genève, bordé d'un côté par les montagnes du Valais et de la Savoie, et de l'autre par de superbes vignobles dont on fait à cette heure la vendange. Les raisins sont énormes et excellents; ils croissent depuis le bord du lac jusqu'au sommet du mont Jura; en sorte que, d'un même coup-d'œil, je vois des vendangeurs, les pieds dans l'eau, et d'autres juchés sur des rochers à perte de vue. C'est une belle chose que le lac de Genève! il semble que l'océan ait voulu donner à la Suisse son portrait en miniature. Imaginez une jatte de quarante lieues de tour, remplie de l'eau la plus claire que vous ayez jamais bue, qui baigne d'un côté les châtaigniers de la Savoie, et de l'autre les raisins du pays de Vaud. Du côté de la Savoie, la nature étale toutes ses horreurs, et de l'autre toutes ses beautés; le mont Jura est couvert de villes et de villages, dont la vigne couvre les toits et dont le lac mouille les murs; enfin, tout ce que je vois me cause une surprise qui dure encore pour les gens du pays. Mais ce qu'il y a de plus intéressant, c'est la simplicité des mœurs de la ville de Vévay. On ne m'y connaît que comme un peintre, et j'y suis traité partout comme à Nancy. Je vais dans toutes les sociétés; je suis écouté et admiré de beaucoup de gens qui ont plus de sens que

moi; et j'y reçois des politesses, que j'aurais, tout au plus, à attendre de la Lorraine: l'âge d'or dure encore pour ces gens-là. Ce n'est pas la peine* d'être grand seigneur pour se présenter chez eux, il suffit d'être homme. L'hunanité est pour ce bon peuple-ci, tout ce que la parenté serait pour un autre. Il vient de m'arriverf une aventure qui tiendrait sa place dans le meilleur roman. J'ai été chez une femme qu'on m'avait indiquée, pour lui demander de vouloir bien me procurer de l'ouvrage. Son mari l'a engagée, quoique vieille, à se faire peindre; j'ai parfaitement réussi. Pendant le temps du portrait, j'ai toujours mangé chez elle, et elle m'a fort bien traité.

Ce matin, quand j'ai donné les derniers coups à l'ouvrage, le mari m'a dit: Monsieur, voilà un portrait parfait; il ne me reste plus qu'à vous satisfaire et à vous demander votre prix. Je lui ai dit: Monsieur, on ne se juge jamais bien soi-même; le grand mérite se voit en petit, et le petit se voiten grand. Personne ne s'apprécie, et il est plus raisonnable de se laisser juger par les autres; nos yeux ne nous sont pas donnés pour nous regarder.

Monsieur, m'a-t-il dit, votre façon de parler m'embarrasse autant que la bonté de votre portrait. Je trouve que, quelque chose que vous me demandiez, vous ne sauriez me demander trop.

Et moi, monsieur, quelque peu que vous me donniez, je ne trouverai point que ce soit trop peu; je vous prie de n'avoir de ce côté-là aucune honte, et de compter pour beaucoup les bons traitements que j'ai reçus de vous, dont je suis plus content que je ne le serai de quelque argent que je reçoive.

Monsieur, je vous devais au-delà des politesses que je vous ai faites, mais je vous dois encore infiniment pour le plaisir que vous m'avez fait.

Monsieur, si j'avais l'honneur d'être plus connu de vous, je hasarderais de vous en faire un présent, et ce n'est que pour vous obéir que je recevrai le prix que vous voudrez bien y mettre; mais conformez-vous, s'il vous plaît, aux circonstances du pays qui n'est pas riche, et du peintre qui est plus reconnaissant qu'intéressé.

*Ce n'est-eux, it is not necessary to be a high-born gentleman to gain admission to their homes.

There has just happened to me, etc. Il vient de is unipersonal.

Monsieur, puisque vous ne voulez rien dire, je vais hasarder d'acquitter en partie ce que je vous dois.

'A l'instant, le pauvre homme va à son bureau, et revient, la main pleine d'argent, me disant: Monsieur, c'est en tâtonnant que je cherche à satisfaire ma dette. Et en même temps, il me remit trente-six livres.

Monsieur, lui dis-je, souffrez que je vous représente que c'est trop pour un ouvrage de cinq heures au plus, fait en aussi bonne compagnie que la vôtre; permettez que je vous en remette les deux tiers, et qu'en échange je donne à Madame votre portrait en pur don.

Le pauvre homme et la pauvre femme tombèrent des nues. J'ai ajouté beaucoup de choses honnêtes; et je m'en suis allé, emportant leurs bénédictions, et leurs douze livres que je leur rendrai à mon départ.

Il y a pourtant ici quelqu'un qui me connaît: c'est M. de Courvoisier, colonel-commandant du régiment d'Anhalt, qui était à Metz,* sous les ordres de mon frère, et qui m'y a vu. Quand j'ai su qu'il était ici, j'ai été le chercher; et il m'a donné sa parole d'honneur du secret; il le garde, même dans sa famille.

Il a un vieux père et une vieille mère, de cette ancienne pâte dont on a perdu la composition. Il a deux sœurs dont l'une a quarante ans et l'autre vingt. La cadette est belle comme un ange; je la peins à cette heure, et elle n'est occupée qu'à me chercher des pratiques pour me faire gagner de l'argent.

Nous allons, M. Belpré et moi, dans toutes les assemblées sous le même nom; et nous voyons plus d'honnêtes gens dans une ville de trois mille habitants, qu'on n'en trouverait dans toutes les villes des provinces de la France. Sur trente ou quarante jeunes filles ou femmes, il ne s'en trouve pas quatre de laides.

Adieu, madame; voilà une assez longue lettre. Si j'y ajoutais ce que j'ai toujours à vous dire de mon adoration pour vous, vous mourriez d'ennui. Mettez-moi aux pieds du roi; contez-lui mes folies, et annoncez-lui une de mes lettres où je voudrais bien lui manquer de respect, afin de ne le pas ennuyer. Les princes ont plus besoin d'être divertis qu' adorés.-LE CHEVALIER DE BOUFFLERS.

*Pronounced Messe.

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