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guerre. Il est vrai que le vainqueur a un droit sur ces biens, mais seulement en tant qu'il a souffert un dommage de l'attaque injuste, et dans les limites du dommage. Pour prouver sa thèse, Locke prend l'exemple du voleur: « Je puis tuer un voleur qui se jette sur moi dans un grand chemin; je ne puis pas pourtant, ce qui semble être quelque chose de moins, lui ôter son argent, même en lui laissant la vie et la liberté; si je le faisais, je commettrais un larcin. La violence de ce voleur et l'état de guerre où il s'est mis lui ont fait perdre le droit qu'il avait sur la vie, mais ils ne m'ont point donné droit sur ses biens. De même, le droit de conquête s'étend seulement sur la vie de ceux qui attaquent injustement, mais non sur leurs biens. Le vainqueur n'a de droit sur les biens que jusqu'à concurrence de la perte pécuniaire qu'il a éprouvée, de même que celui qui a été dépouillé par un voleur a droit à des dommages intérêts contre le voleur. >>

Le vainqueur a droit à une indemnité complète, mais sur les biens de qui peut-il la prendre? Partant du principe que ce droit est la suite d'une injuste attaque, Locke dit que la faute étant personnelle, la réparation doit l'être aussi. De là il conclut que les biens des femmes et des enfants sont à l'abri du pouvoir des conquérants. Il en résulte que le conquérant n'a jamais le droit de déposséder la postérité de ceux qu'il a subjugués. Dès lors, il ne peut être question d'un droit de conquête. La conquête est un droit sur les personnes et sur les biens des vaincus et de leur postérité. Mais comment pourrait-on prétendre un droit sur la personne de ceux qui sont tout à fait étrangers à l'injustice de la guerre, injustice qui donne seule un droit au conquérant? Il ne peut pas davantage exercer un droit sur leurs biens, puisque la victoire ne lui donne droit qu'à une indemnité sur les biens des coupables.

Reste une dernière raison invoquée par les conquérants, ou par ceux qui plaident leur cause. On prétend que la conquête, viciée par la violence, devient légitime, alors que la violence cesse, et que les vaincus consentent à se soumettre au vainqueur. Locke reconnaît la force de cet argument; car, dans sa doctrine, le droit repose sur le consentement. Il répond que ce prétendu consentement n'est jamais libre, parce que le peuple conquis n'est pas dans une position où il puisse rejeter, s'il le voulait, le joug

du vainqueur. Il est donc vrai de dire que le consentement est vicié par la violence; or la violence ne peut pas fonder un droit, quelque longue qu'ait été la soumission apparente; le peuple conquis conserve son droit à la liberté, il peut toujours se délivrer de la tyrannie que la force lui a imposée : « Qui doute, s'écrie Locke, que les chrétiens de la Grèce, descendants des anciens possesseurs de ce pays qui est aujourd'hui sous la domination du Grand Seigneur, ne pussent justement, s'ils en avaient la force, secouer le joug des Turcs, sous lequel ils gémissent depuis si longtemps? >>

La Grèce a secoué le joug, aux applaudissements du monde civilisé, et sa révolution a donné une éclatante approbation aux idées du philosophe anglais. Nous acceptons sa doctrine, mais avec quelques réserves. Nous ne dirons rien du droit absolu que Locke reconnaît au vainqueur sur les personnes des vaincus; nous avons déjà réclamé contre ce pouvoir, ainsi que contre l'assimilation des vaincus à des criminels. Il y a un autre vice dans la théorie de Locke: c'est le consentement qui dans sa doctrine légitime au besoin le pouvoir du conquérant. La théorie du contrat social est répudiée par la science moderne; il est inutile d'y insister. Appliquée au droit de conquête, elle conduit à des conséquences que nous ne saurions admettre. On peut d'abord objecter à Locke qu'il n'est question dans sa théorie que d'individus, tandis que la guerre se fait entre États, et que le droit du conquérant, si droit il y a, s'étend sur l'État, bien plus que sur les biens des individus qui le composent. En d'autres termes, il s'agit de savoir si la nationalité peut être détruite, soit par la violence, soit par le consentement des vaincus. Qu'elle ne puisse pas l'être par la violence, la chose est évidente, dès qu'on n'accorde pas un droit absolu au vainqueur; mais si l'on dit avec Locke que le vainqueur a un droit absolu, même de vie et de mort sur le vaincu, que répondra-t-on au conquérant qui dira: «Le vaincu, ce n'est pas tel ou tel individu, car ce ne sont pas les individus qui déclarent la guerre, le vaincu c'est l'État, la nation; j'ai donc le droit de les détruire? » Nous ne voyons pas ce que dans la doctrine de Locke on répondrait. Il y acependant une réponse à faire, et elle est décisive;

(1) Locke, du Gouvernement civil, chap. xv, §§ 1-118.

c'est que les nationalités ne peuvent pas plus être détruites que les vaincus ne peuvent être mis à mort ou réduits en esclavage après la victoire. Si elles ne peuvent pas être détruites par la force, elles ne peuvent pas davantage se dissoudre par le consentement, car ce n'est pas le consentement qui le's a formées. Les nations sont de Dieu comme les individus, el'ies ne peuvent pas abdiquer leur personnalité, pas plus que l'ir.dividu ne peut abdiquer la sienne. Il n'y a pas de convention qui légitime la servitude, il n'y en a pas qui légitime l'asserv'issement d'une nation. Les nationalités sout indestructibles, au point de vue du droit : Dieu seul, qui leur a donné l'existence., peut la leur enlever.

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No 1. Monarchie universelle des Turcs.

N° 2. Le saint-empire romain et les Turcs.
No 3. François Ier et les infidèles.

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