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<«< Le Béarnais est pauvre, ajouta-t-il; s'il avait davantage, il vous le donnerait (1). »

Les ennemis que Henri IV nourrissait étaient ces furieux ligueurs qui prêchaient dans toutes les chaires l'assassinat du roi huguenot. Ses amis blâmèrent son humanité; jamais il n'y eut d'accusation plus glorieuse : « La clémence en laquelle il est excessif, dit la Satyre Ménippée, est une vertu fort louable, et qui porte enfin des grands fruits, encore qu'ils soient tardifs à venir. Mais il n'appartient qu'aux victorieux d'en user et à ceux qui n'ont plus personne qui leur résiste. » On faisait presque un crime à Henri IV de sa compassion. « Notre roi devrait réserver à user de sa clémence, quand il nous aurait tous en sa puissance. C'est inclémence, voire cruauté, dit Cicéron, de pardonner à ceux qui méritent mourir, et jamais les guerres civiles ne prendront fin, si nous voulons continuer à être gracieux, où la sévérité de justice est nécessaire. La malice des rebelles s'opiniâtre, et s'endurcit par la douceur dont on use envers eux, parce qu'ils pensent qu'on n'ose les irriter (2). » Voilà le langage de la politique. Henri IV se laissa aller aux instincts de sa bonne nature, et il se trouva que le sentiment fut plus raisonnable que la raison: son humanité vainquit la Ligue autant que sa valeur.

Henri IV, l'hérétique, le relaps, a plus de charité que Pie V, le vicaire du Christ, le pape canonisé. Nous avons vainement cherché dans un écrivain catholique du xvIe siècle une protestation contre l'horrible doctrine qui nourrit les guerres de religion, nous n'avons trouvé que des apologies de l'assassinat religieux. Il faut entrer dans le camp des huguenots et visiter les libres penseurs, pour entendre quelques accents d'humanité. Nous avons déjà rendu hommage à un noble guerrier qui prêcha la paix au milieu des fureurs d'une guerre allumée par la religion; La Noue met à néant toutes les subtilités des théologiens. A entendre les hommes d'église, l'on faisait la guerre pour maintenir l'honneur de Dieu. << O chrétiens! s'écrie La Noue, qui vous entre-dévorez plus cruellement les uns les autres, que bêtes échauffées et irritées, jusques à quand durera votre rage?... Quelles causes si violentes sont

(1) Voltaire, Essai sur les mœurs, ch. 174.

(2) Satyre Menippée, p. 225, s. (édit de Labitte).

celles qui vous excitent? Si c'est pour la gloire de Dieu, considérez qu'il n'a point agréable les sacrifices de sang humain; au contraire, il les déteste, aimant miséricorde et vérité... Si c'est pour la religion que vous vous émouvez, il me semble que vous ignorez sa nature; et puisqu'elle n'est que toute charité, cela vous doit induire à douceur. Si c'est pour l'Évangile, écoutez ce qu'il dit : Bienheureux sont les pacifiques, car ils seront appelés enfants de Dieu... Donc, ne cherchez plus d'excuses pour allonger vos maux (1). »

Ce discours, digne du paysan du Danube, dans la bouche duquel La Noue le place, fait honte aux hommes d'église. Il a fallu qu'un guerrier rappelât aux vicaires de Jésus-Christ que leur religion consiste essentiellement dans la charité; il a fallu qu'une hérétique apprît aux orthodoxes que le Dieu des chrétiens ne se complaît pas aux sacrifices humains. Il ne manquait plus qu'une chose pour flétrir la cruauté des oints du Seigneur, c'est qu'un libre penseur se montrât plus religieux que ceux qui exploitaient l'Évangile au profit de leur ambition. Montaigne était par nature porté à la douceur; il dit « qu'il ne pouvait voir seulement sans déplaisir poursuivre et tuer une bête qui est sans défense. » On conçoit quelle impression durent faire sur lui les horribles guerres de religion dont il fut témoin. « A peine, dit-il, pouvais-je me persuader, avant que je l'eusse vu, qu'il se fût trouvé des âmes si farouches qui, pour le seul plaisir du meurtre, le voulussent commettre, sans inimitié, sans profit, et pour cette seule fin de jouir du plaisant spectacle d'un homme mourant en angoisse. » Montaigne se trompe en disant que cela se faisait sans inimitié; il dit lui-même que la piété et la religion servaient de prétexte. Pour faire honte aux chrétiens de son temps, il oppose leur cruauté à celle qu'on reproche aux sauvages : « Nous les pouvons bien appeler barbares, dit-il, eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous qui les surpassons en toute sorte de barbarie (2). » Les fureurs de la religion expliquent cette recrudescence de sauvagerie; elles transformaient chaque soldat en inquisiteur; les vainqueurs prenaient plaisir à torturer, parce que les vaincus étaient les ennemis de Dieu.

(1) La Noue, Discours politiques et militaires, XIX, p. 319, s.

(2) Montaigne, Essais, II, 11; 1, 30.

SECTION IV.

LE DROIT DE GUERRE AU XVIIE SIÈCLE.

§ 1. La guerre de Trente ans.

Dans les temps modernes, la guerre est un état exceptionnel; nous ne comprendrions pas que la société pût subsister, si cet état violent durait pendant une génération. Telle a cependant été la condition de l'Allemagne au XVIIe siècle. L'on a dit qu'après la guerre de Trente ans, l'Allemagne était plus désolée que le monde romain ne le fut après l'invasion des Barbares. Ce n'est pas une exagération. L'invasion des peuples du Nord fut destructive, comme un ouragan; mais la tempête ne sévit jamais que dans quelques localités. Il n'en fut pas ainsi au xvIIe siècle; il n'y eut pas un coin de l'Allemagne à l'abri de la fureur des parties belligérantes. La grande guerre que le xixe siècle a inaugurée n'existait pas encore. On accuse le génie de l'homme d'avoir multiplié à l'infini les maux de la guerre, en employant des masses de soldats, et en perfectionnant les moyens de destruction. C'est une erreur : loin d'augmenter les horreurs de la guerre, la civilisation les diminue. C'est la consolation que nous offre l'affreux spectacle de la guerre de Trente ans.

Les historiens, épouvantés de ces horreurs, en ont recherché les causes. Au xvII° siècle, les armées ne recevaient pas de solde régulière; celle qu'on leur payait, ne suffisait pas pour les premiers besoins de la vie; dès lors le brigandage devenait une nécessité, et la nécessité en temps de guerre équivaut au droit (1). Que l'on se représente ce droit exercé par la lie de la société, et dans un âge où les mœurs étaient barbares jusqu'à la sauvagerie! Les juges se plaisaient aux supplices des accusés, ils en inventaient comme par amour de l'art (2). Quelle devait être la cruauté des rudes guerriers qui eux aussi exerçaient une espèce de justice? Ce

(1) Dire du chancelier Oxenstiern à la diète d'Heilbronn de 1633. (Chemnitz, Der schwedische Krieg, T. II, p. 71.)

(2) Voyez les extraits d'une vieille chronique dans Hormayr, Taschenbuch, 1844, p. 331.

qui mit le comble aux excès, c'est que la guerre était religieuse dans son principe; alors même que la politique s'en mêla, le fanatisme ne cessa point d'enflammer les esprits. L'ennemi était donc l'ennemi de Dieu; or, dans toutes les églises on voyait des tableaux de l'enfer, peinture vivante des supplices auxquels Dieu condamne ceux qui rejettent sa parole: quelle était donc la torture qui ne fût légitime contre les hérétiques ou contre les adversaires de l'Évangile? Les hommes rivalisèrent de cruauté avec les démons, et ils les surpassèrent.

Quelque exagéré qu'il paraisse, le langage n'atteint pas à la réalité, quand il s'agit des horreurs de la guerre de Trente ans. La guerre à la longue, dit-on, amortit le sentiment de l'humanité. Au XVIIe siècle, elle fut cruelle dès l'origine; preuve que des passions violentes étaient en jeu. Les hostilités s'ouvrent en 1618. En 1619, paraît un Récit vrai des meurtres cruels, inouïs, commis par les soldats de la maison d'Autriche en Bohème. L'auteur intitule son récit le Turc espagnol; à l'entendre, et c'est un témoin oculaire qui parle, Bucquoi surpassa en cruauté les Turcs et les empereurs païens. Un de ses lieutenants fit tuer quinze femmes et vingt-quatre enfants. Des Hongrois servant sous Dampierre mirent le feu à sept villages; ils y tuèrent tout ce qui avait vie; ils éventrèrent les femmes enceintes pour arracher le fruit de leurs entrailles; on les vit couper les mains à de pauvres enfants et les attacher à leurs chapeaux en guise de trophées, puis les clouer à leurs portes, comme on y cloue des oiseaux de proie (1). Tels furent les exploits des catholiques; les réformés valaient les orthodoxes. Les soldats de Mansfeld incendiaient les maisons des paysans, puis ils jetaient les malheureux par troupes au milieu des flammes, et abattaient comme des chiens ceux qui essayaient de se sauver. Ils forçaient les églises, détruisaient les autels, volaient tout ce qui tombait sous leurs mains, et ajoutant le sacrilége au brigandage, ils foulaient aux pieds le saint Sacrement, et ciraient leurs souliers avec le saint chrême. Leur luxure égalait leur cruauté, ils violaient les femmes en public, puis les jetaient au feu; des enfants de neuf à dix ans devaient servir à leur hor

(4) Spanischer Türk, dans Hormayr, Taschenbuch, 1849, p. 311, ss.

rible passion, ils se les passaient les uns aux autres jusqu'à ce qu'elles expirassent sous ces affreuses violences (1).

L'on voit par ces exploits des premières années, quel esprit animait les soldats de la guerre de Trente ans le fanatisme, la barbarie et la luxure. Ajoutons-y la cupidité poussée jusqu'à la frénésie, et l'on pourra se faire une idée des excès de ces bandes déréglées. Le comte Khevenhiller, catholique et partisan dévoué de l'empereur, nous dira comment se comportait l'armée de Tilly: « Les soldats se faisaient une jouissance de mutiler les ministres protestants, ils leur coupaient les bras et les jambes, les oreilles et le nez; ils coupaient les seins aux femmes, et se conduisaient en tout pis que des Turcs et des Tartares. » Il y a une race parmi les défenseurs de l'Église, qui sut se distinguer par des raffinements de cruauté, ce sont les Croates; le même historien rapporte, à l'année 1625, qu'ils mettaient tout à feu et à sang, même en pays ami; ils arrachaient les enfants des bras de leurs mères, et menaçaient de les rôtir, pour contraindre les parents à leur donner tout ce qu'ils possédaient. Malheur à ceux qui résistaient! on les tuait. comme des bêtes fauves (2).

Le grand condottieri du xvIIe siècle va paraître sur la scène; Wallenstein disait à l'empereur qu'il lui serait plus facile de nourrir cinquante mille hommes que d'en entretenir dix mille. Un chanoine de Constance, témoin oculaire, nous dira à quel prix : « L'Allemagne entière est au pillage pour payer la solde des armées. Amis et ennemis, vainqueurs et vaincus, se croient autorisés à tout prendre, à tout voler, et quand ils ne trouvent rien, ils emploient les tortures les plus atroces pour forcer les pauvres habitants à leur livrer des trésors qu'ils ne possédent pas. Les chefs donnent l'exemple; ils vivent avec un luxe insultant que les princes ne pourraient imiter, et abandonnent à leurs soldats ce qui reste, si toutefois il reste quelque chose. Pour extorquer jusqu'au dernier denier, il n'y a pas de torture qu'on n'emploie, il n'y a pas de barbarie que l'on ne trouve légitime (3). » Les Croates se distinguèrent

(1) Des Mansfelders Ritterthaten, p. 118. (Menzel, Geschichte der Deutschen, T. VII, p. 78, note.)

(2) Khevenhiller, Annales Ferdinandei, T. X, p. 793, 808, 915.

(3) Pappus, dans Raumer, Geschichte Europas seit dem Ende des XVten Jahrhunderts, T. III, p. 449, s.

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