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l'humanité, l'état pour lequel Dieu l'a créé. On le voit, l'unité, c'est à dire, dans le domaine politique, la monarchie universelle, est un dogme pour le catholicisme; il faudrait un tour de force aussi miraculeux que la confusion des langues, pour introduire l'élément de la diversité, à titre de principe divin, dans l'unité chrétienne.

Une chose est certaine, c'est que, pendant les longs siècles où le catholicisme a régné sur les esprits, la monarchie universelle fut l'idéal de l'Église. Dans la doctrine du moyen âge, les papes étaient les vrais maîtres du monde; s'ils consentaient à partager la domination avec les empereurs, c'était à condition que les chefs temporels de la chrétienté leur fussent subordonnés, comme le corps l'est à l'âme. Grâce à la prédication de l'Évangile et au régime de fer de la papauté, les croyances religieuses étaient les mêmes; l'unité existant dans le domaine de la pensée, on pouvait eroire qu'elle se réaliserait aussi dans les faits et qu'il n'y aurait qu'un troupeau sous un seul pasteur. Il n'y avait pas jusqu'à l'unité de langue, cette marque caractéristique de l'unité primitive du genre humain au sein du paradis, qui ne reparût au moyen âge. L'Église repoussa les langues des peuples barbares qui s'établirent sur les ruines de l'empire romain; elle leur imposa la langue latine comme langue sacrée. Rejeter les langues nationales, c'était répudier les nationalités, pour mieux dire, les empêcher de se former et de se développer. En réalité, tant que le catholicisme domina, il n'y avait pas de nationalité; la chrétienté était une, la pensée était une, la littérature était une. Il y a une fatigante uniformité dans les plus grands penseurs du moyen âge; qu'ils soient allemands ou italiens, français ou anglais, leur langage est le même, et leurs sentiments sont les mêmes: ils nous donnent une idée de ce que deviendrait le développement intellectuel, si l'unité de langue, cet idéal du paradis, pouvait s'établir.

Un grand philosophe a vu dans l'unité de langue un moyen merveilleux d'avancer les progrès de l'esprit humain; pour arriver à ce but, Leibniz voulait créer une langue artificielle. Mais tout idéal reposant sur l'unité absolue, est une fausse utopie. Le moyen âge jouissait de ce que l'on considère comme un bienfait, il avait l'unité de langue. Qu'en résulta-t-il? L'unité tua l'individualité, l'originalité, c'est à dire le principe même de toute vie. La litté

rature était factice comme la langue qui lui servait d'organe; de là l'ennui qu'elle respire, et qui l'a fait reléguer parmi la poussière du passé. Chose singulière, et qui prouve combien l'idéal de l'Église est trompeur! Il y avait au moyen âge des germes de langues nationales; on les méprisait du haut de l'unité chrétienne comme le fruit de la barbarie cependant cette barbarie seule avait vie et avenir. Aujourd'hui on rassemble avec un soin qui peut paraître superstitieux, jusqu'aux moindres débris qui restent de la littérature populaire du moyen âge, tandis que les in-folios latins des grands penseurs du catholicisme sont abandonnés aux vers qui les rongent. Ce culte de nos origines littéraires n'est pas une puérilité d'érudit; c'est la piété des nations qui recueille les témoignagnes de leur vie primitive. Les langues modernes sont le premier éveil des nationalités: avec elles finit l'unité catholique, la monarchie universelle de Rome, et une nouvelle ère s'ouvre.

III

D'où viennent nos langues, expression des nationalités qui ont pris la place de l'unité chrétienne? Il y a unité d'origine dans les langues du monde occidental; c'est un témoignage toujours vivant de l'unité qui relie les membres de la grande famille humaine. Cette unité n'empêche pas une diversité infinie de génie et de caractère toutes les langues modernes ont leur racine dans l'Inde; mais quelle variété de développements depuis l'Inde antique, la Perse, la Grèce et Rome, jusqu'aux peuples de race germanique! C'est cette variété qui fait la richesse et la grandeur de notre civilisation. Les races se sont partagées en peuples divers, qui ont agi l'un sur l'autre par la conquête, la colonisation et les mille rapports auxquels le commerce donne naissance. De là, malgré l'origine commune, des langues diverses répondant à des civilisations différentes. Remarquons une chose qui prouve l'importance du principe de diversité dans les destinées du genre humain aucun peuple moderne ne peut revendiquer une origine pure de mélange; tous ont été formés par la fusion d'éléments divers, soit par des immigrations successives, soit par la guerre, soit par les colonies. Ce mélange, loin d'affaiblir les nationalités,

semble plutôt leur donner une force plus grande : il n'y a pas de pays qui ait été foulé par les conquérants, comme l'Angleterre, et il n'y a pas de nationalité plus fortement trempée que celle de l'Angleterre.

Si l'on demande quelles sont les origines des langues et des nations, il faut, comme en toutes choses, remonter à Dieu. Au moment où l'Europe paraît sur la scène de l'histoire, elle est déjà occupée par les races qui forment le fond des nationalités modernes. Cela est si vrai, que l'on retrouve encore aujourd'hui le caractère, les vices et les qualités que les historiens anciens signalent dans les populations européennes. Les légions romaines domptèrent les Gaules, l'Espagne, l'Angleterre et une partie de la Germanie; mais elles n'eurent pas la puissance d'étouffer les germes des nationalités que Dieu avait déposés dans le monde occidental. Rome ne fit qu'ajouter un élément puissant de civilisation, en répandant dans son immense empire sa langue et son droit. Quand le christianisme, grâce à l'unité romaine, eut jeté d'assez fortes racines pour pouvoir résister aux tempêtes, les Barbares arrivèrent pour briser la fausse unité de l'empire. C'est l'invasion germanique qui joue le plus grand rôle dans la formation des nations modernes, car c'est la race germanique qui représente par excellence l'esprit d'individualité, sans lequel il n'y a pas de nation possible. Les Germains avaient l'amour de la personnalité à un tel excès, qu'ils permettaient à l'individu de rompre les liens. les plus sacrés, ceux de la famille (1). C'était pousser la vertu jusqu'au défaut. Sous l'influence de cet esprit de division, l'Europe se morcela en un nombre infini de petites souverainetés locales; tout se localisa, le droit, les mœurs, les idées, la langue, le caractère c'est le régime de la féodalité. Si ce morcellement illimité n'avait pas trouvé d'obstacle, il aurait disjoint les divers membres des nations, illes aurait isolés, détachés de l'unité humaine. Rome et le christianisme prévinrent la dissolution universelle dont la féodalité menaçait l'Europe. Mais telle est la condition des choses humaines, que le bien n'est jamais sans mélange de mal. Le principe de l'individualité germanique, nécessaire pour la constitution des nationalités, aurait conduit dans son excès à l'anarchie et à la

(1) Voyez le tome V⚫ de mes Études.

mort: Rome arrêta la dissolution féodale par l'idée de l'État, centre autour duquel viennent se grouper successivement pour s'y perdre les petites souverainetés féodales: le christianisme étendit encore plus loin les liens des hommes, en les unissant tous, sans distinction de race, par une foi commune. Mais Rome et le christianisme avaient également la tendance de pousser à l'excès le principe de l'unité dont ils étaient les représentants. De là, une nouvelle tentative de monarchie universelle, qui aurait pu devenir funeste à l'humanité, si le pape ou l'empereur était parvenu à dominer seul sur la chrétienté; heureusement, il y avait dans l'unité chrétienne un principe de division, et par conséquent de décadence. Le pape ruina l'empire, et l'empereur ruina la papauté; il ne resta que les nations (1).

Tel fut le long travail du moyen âge; les nations etaient constituées, lorsque la révolution du XVIe siècle éclata. La réforme donna une force immense à l'esprit national. Aussi longtemps que la chrétienté fut soumise à Rome, exploitée par Rome, il manquait quelque chose à l'indépendance des nations; pour être libres, elles devaient briser ce dernier lien qui, quoique spirituel en apparence, aboutissait en réalité à une domination temporelle. Les peuples de race germanique prirent l'initiative. Cela devait être, car le protestantisme était en essence la revendication du droit de l'individu dans le domaine de la foi; il appartenait à la race individuelle par excellence de donner le signe de la révolte contre un prétendu pouvoir divin, qui opprimait l'homme dans ce qu'il a de plus intime, sa croyance, et qui se prévalait de l'empire que l'âme exerce sur le corps pour usurper la souveraineté temporelle au nom du pouvoir spirituel. L'on peut donc dire que les nations. datent de la réforme; en effet, c'est elle qui assura leur souveraineté, et il n'y a pas de nations, aussi longtemps qu'elles ne sont pas souveraines. Cette influence de la révolution du xvie siècle ne se borna pas aux peuples qui embrassèrent le protestantisme, elle réagit sur ceux qui gardèrent leurs vieilles croyances. Luther brisa la papauté et l'unité chrétienne du moyen âge; en dépit de la réaction catholique, il n'en resta qu'une vaine ombre. Les papes qui, au temps de leur puissance, déposaient les rois, et transféraient

(1) Voyez le tome VI de mes Études.

les royaumes, furent obligés de rechercher l'appui des princes pour se défendre contre le flot envahissant de la révolution religieuse; leur décadence alla croissant jusqu'à ce que le moment arriva où le vicaire de Dieu ne se maintient au Vatican que sous la protection des baïonnettes étrangères. La papauté n'est plus qu'une ruine dans la ville des ruines.

La race germanique acheva par la réforme l'œuvre qu'elle inaugura par l'invasion des barbares, et qu'elle prépara par la féodalité; la révolution du XVIe siècle constitua définitivement les nationalités. Il y a de cela un témoignage irrécusable; les littératures nationales prirent leur essor sous l'influence du protestantisme. Les langues modernes se formèrent comme les nationalités dont elles sont l'expression, dans les longs siècles du moyen âge, mais il leur manquait un principe de vie. Aussi longtemps qu'il domina, le catholicisme étouffa les idiomes nationaux autant que cela dépendait de lui, en imposant le latin au clergé, la seule classe lettrée qui existât à cette époque, et en parlant aux fidèles dans une langue morte. La renaissance ne fut pas favorable aux littératures populaires; fiers des chefs-d'œuvre de l'esprit humain, qu'ils ressuscitèrent, les savants dédaignaient l'inculte langage du peuple. Érasme, le plus beau génie de ce temps d'enthousiasme littéraire, a les sentiments de l'ère moderne, mais il les exprime dans le latin de Cicéron. La réforme fut une révolution dans le langage, plus encore que dans la foi; ce fut la vraie renaisrance, c'est à dire une vie nouvelle; or la vie demande une langue vivante. Comme les réformateurs adressaient leurs appels passionnés au peuple, ils furent obligés de lui parler dans l'idiome du peuple, et leurs premiers accents furent des chefs-d'œuvre. Les catholiques ont tout contesté à Luther, ils n'ont pas nié l'éloquence entraînante de ses écrits. On ne lit plus guère les ouvrages des grands penseurs du moyen âge; il n'y en a pas un seul qui brille par le don de l'art, la langue morte dont ils se servent a étouffé le sentiment de la vie. On lira toujours les écrits du réformateur allemand; l'artiste sauvera le théologien de l'oubli. La nécessité d'agir sur l'esprit des fidèles, de les convaincre, de les entraîner, fut la même partout où la réforme pénétra, et partout elle eut la même influence sur la littérature nationale. C'est grâce au protestantisme que les littératures modernes devinrent populaires, et

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