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a son principe en Dieu, c'est un rayon de la sagesse éternelle ; elle se confond avec la justice. Le machiavélisme repose sur l'arbitraire des intérêts et des passions humaines. La prudence unit les hommes par le plus fort des liens, le droit; tandis que l'astuce = craint les hommes et les divise. Le but de la prudence est l'intérêt de tous; le machiavélisme parle beaucoup du salut public, mais ceux qui le suivent n'ont en vue que leur intérêt propre. La prudence élève les peuples et les améliore; l'astuce les avilit et les dégrade (1). » Campanella mériterait d'être célébré comme le fondateur du droit international, s'il était resté fidèle à ses principes dans l'application qu'il en fait. Mais en combattant le machiavélisme, le philosophe italien ne paraît avoir songé qu'au gouvernement intérieur des États. Dans les relations internationales, son utopie de monarchie universelle l'a égaré; elle détruit l'idée même d'un droit qui régit les nations, puisqu'elle détruit les nationalités. Campanella revendique la domination universelle pour les descendants de Charles-Quint: il suffit de cette fausse idée pour altérer toutes les notions de droit et de justice que l'auteur enseigne. L'adversaire de Machiavel recommande à son prince la force, l'intrigue et la tromperie pour s'emparer de l'Allemagne, de la France, de l'Angleterre; on dirait que ce n'est plus le même écrivain qui parle. Chose singulière! Campanella et Machiavel sont au fond d'accord, parce qu'ils sont dominés par la même idée. Le politique du xve siècle veut l'indépendance de l'Italie, et il sacrifie tout à ce but sacré. Le politique du xvII° siècle veut la monarchie universelle au profit du catholicisme; sa cause est plus sainte encore, c'est celle de Dieu; c'est pour cela qu'il ne respecte aucun droit, et que tous les moyens lui semblent légitimes.

Pour que le droit international devienne possible, il faut que l'idée de monarchie universelle fasse place à l'idée d'une société de peuples. Un philosophe anglais paraît partir de ce principe: « C'est une erreur blåmable, dit Bacon, de penser qu'il n'y a entre les nations d'autre lien que celui d'un même gouvernement ou d'un territoire commun; il y a entre elles une confédération implicite et tacite qui dérive de l'état de société (2).» Voilà bien la base

(1) Campanella, Philosophia realis, pars III, c. ix, n° 3, p. 395; Monarchia hispanica, p. 24, s. (2) Bacon, de Bello sacro.

du droit international; il ne s'agit plus que de formuler les lois qui régissent la société des nations. L'illustre philosophe ne s'est pas livré à ce travail, et nous ne savons s'il y eût réussi. Dans son opuscule sur la Sagesse des anciens, il y a un chapitre sur la foi due aux traités. L'occasion était excellente pour développer l'idée d'une justice internationale; au lieu de cela, Bacon se borne à décrire les faits, comme un naturaliste décrit les plantes et les animaux : « Les traités, quelque solennels qu'ils puissent être et de quelque serment qu'ils soient appuyés, ont si peu de stabilité, qu'on doit plutôt regarder ces serments comme une espèce de cérémonial et de formalité destinée à en imposer au vulgaire, que comme une sûreté et une garantie qui puisse assurer l'exécution de ces traités (1). » Bacon ne dit pas qu'il y ait une meilleure politique possible, il se contente de constater un fait historique et d'en expliquer la cause: les traités ne sont observés par les princes que pour autant qu'ils y trouvent leur intérêt; c'est, dit notre philosophe, une suite nécessaire de la licencieuse souveraineté qui leur appartient. Mais cela doit-il être ainsi? ou cela pourrait-il être autrement? Bacon ne pose pas cette question; c'est à peine si, par le ton de ses paroles, on sent qu'il désapprouve la politique dominante. Le philosophe anglais a écrit l'histoire de Henri VIII. C'est un singulier héros, à moins qu'on n'écrive sa vie, comme Tacite écrivait celle des empereurs romains: le dernier des Tudors eût été digne de vivre parmi les Césars. Tel n'est pas le point de vue de Bacon; il fait presque du roi d'Angleterre le type d'un prince parfait! L'éloge prouve contre l'historien: la conscience chez lui n'était pas à la hauteur du talent, dans la vie privée, et nous craignons que les défaillances morales de l'homme n'aient réagi sur le génie de l'écrivain.

Il faut arriver à Grotius, pour apercevoir un progrès véritable dans la justice internationale. L'illustre écrivain ne s'est occupé que du droit de guerre, nous l'apprécierons plus loin. Contentonsnous ici de remarquer que pour le juger, il faut le comparer avec ses contemporains; il est certes inférieur comme philosophe à Descartes, à Campanella, à Bacon, mais dans le droit des gens il a une supériorité évidente sur ces grands penseurs. Il termine son

(1) Bacon, Sagesse des anciens, n° 5.

ouvrage par des conseils pour la bonne foi et la paix; on y lit ces belles paroles sur la politique régnante qui n'était autre que le machiavélisme : « Une doctrine qui rend l'homme ennemi de l'homme ne peut être profitable à la longue. » Montaigne et Charron avaient dit à peu près la même chose, mais dans l'application ils avaient biaisé, transigé, et en définitive faibli au point de rouvrir la porte au machiavélisme, après l'avoir combattu.

Les aberrations de ces brillants écrivains inspirent un sentiment de tristesse. Il faut faire une grande part dans leurs erreurs à l'influence du temps où ils vécurent, influence toute-puissante, à laquelle les plus grands génies n'échappent pas. La politique du XVIIe siècle, nous l'avons établi par d'assez nombreux témoignages, n'était autre que la politique mal famée de Machiavel; l'idée fatale du salut public entraînait les hommes d'action et inspirait les hommes d'intelligence. Cependant cette cause n'explique pas à elle seule les faiblesses d'un Descartes et d'un Bacon. Il y en a une autre qui est moins honorable; ils aimaient à ménager les puissances, et se contentaient volontiers de la liberté abstraite de la pensée. Le xvIIe siècle est l'époque la plus brillante de la royauté; on dirait qu'elle fascine les esprits; philosophes et poètes semblent considérer l'état social fondé sur la domination des princes comme l'idéal de l'humanité; ils gourmandent les esprits inquiets que le présent ne satisfait pas. Descartes s'explique sur ce point avec une singulière naïveté : « Jamais, dit-il, mon dessein ne s'est étendu plus avant que de tâcher à réformer mes propres pensées et de bâtir dans un fonds qui est tout à moi. Je ne saurais nullement approuver ces humeurs brouillonnes et inquiètes qui, n'étant appelées ni par leur naissance ni par leur fortune au maniement des affaires publiques, ne laissent pas d'y faire en idée toujours quelque réformation... Pour l'imperfection des sociétés, elles sont quasi toujours plus supportables que ne serait leur changement; en même façon que les grands chemins, qui tournoient entre des montagnes deviennent peu à peu si unis et si commodes, à force d'être fréquentés, qu'il est beaucoup meilleur de les suivre que d'entreprendre d'aller plus droit, en grimpant au dessus des rochers et descendant jusques au bas des précipices (1). » Trans

(1) Descartes, Discours de la Méthode, 2 partie.

portez cette disposition d'esprit dans le domaine des relations internationales, et vous aboutirez avec Descartes à approuver la politique des princes, par cela seul que les princes la pratiquent. Bacon, homme de cour, était presque flatteur des rois par position sociale. Il n'y a pas jusqu'au sévère Campanella qui, dans la prison où le retenait le despotisme royal, n'ait pris la plume pour glorifier le roi d'Espagne et pour servir son ambition. Ces faiblesses du xvIe siècle expliquent les hardiesses du xvine, et nous réconcilient avec ses tendances révolutionnaires. La philosophie n'est pas une simple curiosité de l'esprit, elle doit aspirer à perfectionner les choses humaines. C'est la grande gloire de nos pères; tâchons de n'être pas des enfants indignes d'aussi illustres ancêtres.

CHAPITRE III

LA GUERRE

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LE DROIT DE GUERRE A LA FIN DU MOYEN AGE.

Quand on compare le droit de guerre du xvr° siècle avec les sentiments que l'on attribue communément à la chevalerie, on serait tenté de croire à une profonde déchéance. En établissant cette comparaison, il faut se garder de l'illusion qui nous porte à embellir le passé, et surtout le moyen âge que l'on aime à poétiser. Nous avons apprécié ailleurs les temps dits chevaleresques, nous avons fait la part de l'imagination, et la part de la réalité; et nous sommes arrivé à cette conclusion, que l'esprit de la chevalerie était celui de l'aristocratie, c'est à dire un étroit esprit de caste (1). Les rapports de chevalier à chevalier étaient ennoblis par une espèce de fraternité; mais en dehors de ce cercle régnait un superbe dédain pour les classes inférieures, c'est à dire pour l'immense majorité des hommes. Si nous avons trouvé l'humanité dans les temps féodaux, ce n'est qu'en germe; pour que ce germe se développât, il a fallu que la féodalité fût brisée. Il en est de l'humanité de la chevalerie comme de l'égalité dans les cités de l'antiquité. Les citoyens de Sparte et de Rome étaient égaux, mais la masse des hommes était esclave; pour fonder l'égalité générale, il a fallu que

(1) Voyez le T. VII de mes Études : l'Église et la féo talité..

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