Page images
PDF
EPUB

la France que la nature semble avoir mises de ses propres mains. Telle était aussi la politique de Richelieu: « Le but de mon ministère, dit-il en mourant, a été de rendre à la Gaule les frontières que lui a destinées la nature, d'identifier la Gaule à la France, et de rétablir la nouvelle Gaule partout où a été l'ancienne (1). » C'était la politique inaugurée par les huguenots. Richelieu abandonna décidément les conquêtes lointaines; s'il fit la guerre en Italie, ce fut uniquement, comme il le dit lui-même, pour en chasser les Espagnols et mettre en leur place des princes italiens. Le cardinal exposa son système au roi, dès 1629, lorsque la prise de la Rochelle lui permit de songer à la grandeur de la France : « Il ne fallait pas, dit-il, imiter les Espagnols, qui cherchent toujours à augmenter leur domination et à étendre leurs limites. La France ne devait penser qu'à se fortifier en elle-même; il fallait se fortifier à Metz, et s'avancer jusqu'à Strasbourg, s'il était possible, mais sans rien brusquer, en y mettant au contraire beaucoup de temps, grande discrétion, et une douce et couverte conduite. On pourrait encore penser à la Navarre et à la Franche-Comté, comme étant contiguës à la France et lui appartenant, d'ailleurs faciles à conquérir, mais pour le moment il convenait d'ajourner cette conquête (2). » Ce que Richelieu voulait avant tout, c'était que l'on étendît le royaume jusqu'au Rhin (3).

Le cardinal couvrait sa politique exclusivement française du nom de la liberté de l'Allemagne; de là les amères accusations. des historiens allemands contre la France. « C'est elle, disent-ils, qui perpétua la guerre pendant trente ans, pour dépouiller l'empire sous prétexte de l'affranchir. Elle eut pour complices de sa coupable ambition quelques princes protestants qui, par cupidité et par haine contre l'Autriche, trahirent la cause de leur patrie pour servir l'étranger (4). » Les historiens allemands oublient les principaux complices de l'ambition française : l'empereur et les princes catholiques. Transportons-nous au congrès de Münster, assistons aux négociations, nous verrons à qui l'Allemagne doit d'avoir été démembrée.

(1) Richelieu, Testament politique. (Martin, Histoire de France, T. XI, p. 216, note 2.) (2) Mémoires de Richelieu, T. IV, p. 248-250.

(3) Ibid., T. VII, p. 274.

(4) Barthold, Der grosse deutsche Krieg, T. I, p. 34, ss.

L'ambition française, après avoir marché à couvert, comme le conseillait Richelieu, se produisit enfin au grand jour les négociateurs demandèrent l'Alsace. Chez qui trouvèrent-ils de la résistance? Chez qui trouvèrent-ils de l'appui? Les princes protestants firent l'impossible pour empêcher le démembrement (1); mais la force leur manqua. Ne pouvant empêcher la cession de l'Alsace, ils auraient voulu du moins la rattacher à l'Allemagne, en la cédant à la France à titre de fief. Cette proposition fut également écartée; l'empereur craignait que les rois très chrétiens, étant membres de l'empire, n'y missent le trouble à leur profit (2). Quant au roi de France, il se décida pour la cession, en toute souveraineté, parce que par là la France reprenait ses anciennes limites du Rhin (3). Les plénipotentiaires français nous diront comment les princes catholiques accueillirent l'idée du démembrement : « La plupart ont dit hautement que le moyen de faire la paix était de satisfaire la France, et qu'il fallait commencer par là pour avoir meilleur compte dans les affaires qui sont à traiter avec les protestants (4). » Ainsi, l'intérêt de la foi l'emporta sur le sentiment de la patrie, chez les catholiques bien plus que chez les protestants. Parmi les princes qui appuyèrent les prétentions de la France, se trouvait le duc de Bavière, le chef fanatique de la ligue, l'instrument docile des jésuites (5); il conseilla à l'empereur « de donner en toute façon à la France la satisfaction qu'elle prétendait, quand même il faudrait lui laisser deux fois l'Alsace (6). » Il fut même question, pour la Bavière, de joindre ses armes à celles de la la France, afin de lui faire obtenir cette province (7). Comment le duc, d'ennemi acharné, devint-il subitement ami de la France? Ferdinand II l'avait investi de la dignité électorale, et du Pala

(1) Les plénipotentiaires français le disent. (Lettre du 10 mars 1646, dans les Négociations secrètes touchant la paix de Münster, T. III, p. 145.)

(2) Ad. Menzel, Geschichte der Deutschen, T. VIII, 252, s.

(3) Négociations secrètes touchant la paix de Munster, T. III, p. 245.

(4) Ibid., T. III, p. 487.

(5) Lettre de Mazarin, 22 nov. 1645, aux plénipotentiaires. (Négociations, T. II, 2, p. 215.) Bavière est le meilleur instrument que nous puissions avoir dans les affaires d'Allemagne pour nous y faire avoir nos satisfactions.»

(6) Lettre de Mazarin aux plénipotentiaires français, du 12 janv. 1646. (Négociations secrètes, T. III, p. 11.)

(7) Lettre des plénipotentiaires français, 1" oct. 1645. (Négociations secrètes, T. II, 2, p. 162.)

tinal, dépouilles de l'infortuné roi d'hiver. Le duc de Bavie n'avait qu'un moyen de conserver sa conquête, l'appui de France; car les Suédois avaient une telle aversion contre prince, qu'ils auraient voulu le ruiner bien plutôt que de s'a commoder avec lui. De là le zèle du duc pour les intérêts frag çais (1), de là le démembrement de l'empire.

La cession de l'Alsace ne réalisait qu'une partie des projets d Richelieu; la France fit la guerre pendant dix ans pour arrache les Pays-Bas à l'Espagne. En 1635, le cardinal signa un traite avec les Provinces-Unies pour le partage des Pays-Bas espagnols la conquête ayant échoué, Mazarin essaya d'obtenir par les négociations ce que le sort des armes lui avait refusé. L'insurrec tion de la Catalogne mit dans ses mains un gage précieux qu'il comptait échanger contre la Belgique. Il adressa un mémoire aux plénipotentiaires, où il développa les avantages de la réunion avec un soin, une prédilection, qui marquaient combien il tenait à cette idée : « L'acquisition des Pays-Bas formera à la ville de Paris un boulevard inexpugnable; ce serait alors véritablement qu'on pourrait l'appeler le coeur de la France... La puissance de la France se rendrait redoutable à tous ses voisins et particulièrement aux Anglais, qui sont naturellement jaloux de sa grandeur, et qui ne laisseront échapper aucune occasion de procurer sa diminution, si une puissante acquisition ne leur ôte tout espoir d'y réussir... La maison d'Autriche ne pourrait plus nuire à la France, tandis que, dans les Pays-Bas, une bataille perdue sur la Somme répand l'épouvante à Paris... Tant s'en faut que nous eussions à craindre aucun mal de l'empereur, il aurait sujet d'en appréhender de nous, ce qui l'obligerait à conserver une bonne union avec ce royaume... L'Espagne serait bridée; il faudrait que nos ennemis eussent perdu le jugement, si, les choses étant ainsi, ils se résolvaient à une rupture avec ce royaume; la France n'ayant rien du côté des Flandres et de l'Allemagne qui put occuper ses forces, on laisse à juger de quoi elles seraient capables, si nous ne les employions qu'en Espagne et en Italie... Le cardinal espère que les Provinces-Unies ne traverseront pas ces vues, si l'on garantit leur indépendance. Elles n'ont rien à craindre

(1) Lettre du duc de Longueville, 4 mars 1647. (Négociations secrètes, T. IV, p. 83.)

de

la France, puisque l'assiette de leur pays est telle et si bien tifiée, et par l'art et par la nature, que ce sera toujours inument que l'on entreprendra d'y faire aucun progrès... » EnMazarin croit « que la France' gagnera facilement l'amour s peuples de la Flandre, puisqu'ils cesseront de souffrir des pressions incroyables de la guerre, et jouiront d'une profonde anquillité, avec toutes sortes de commodités et d'avantages (1). » es plénipotentiaires français répondirent au ministre qu'ils aient d'accord sur les avantages que produirait la réunion des ays-Bas à la France; mais ils objectèrent que cet agrandissement hoquerait les Provinces-Unies et l'Angleterre, et donnerait de a jalousie à tous les États. Mazarin revint à la charge: il avoua que les Anglais s'y opposeraient de tout leur pouvoir, si leurs propres affaires étaient en une autre situation; mais que c'était maintenant ou jamais la vraie conjoncture de faire réussir une pareille chose, sans y trouver aucun obstacle de leur part : «< Ils n'ont pas même d'ambassadeurs à Münster; ils ont tant d'occupations domestiques, qu'ils ne peuvent prendre aucun intérêt au dehors.» Quant aux Provinces-Unies, dit-il, on pourrait les gagner, en abandonnant au prince d'Orange le marquisat d'Anvers, sous la suzeraineté de la république (2).

Les plénipotentiaires français voyaient plus clair que le cardinal ministre. A la fin de la guerre de Trente ans, l'ambition de la France commençait à alarmer l'Europe; c'est la crainte de ce voisinage dangereux qui réconcilia subitement la Hollande et l'Espagne. Le projet de Mazarin ne pouvait aboutir. Cela n'empêcha pas la France d'atteindre son but, l'abaissement de la maison d'Autriche; c'était elle encore plus que l'empire qui était amoindrie par la cession de l'Alsace. Elle conserva, à la vérité, la couronne impériale, mais c'était une dignité sans pouvoir réel, le traité de Westphalie ayant si bien sauvegardé la liberté des princes, qu'il ne restait rien à l'empereur qu'un vain titre. La prépondérance passa décidément de la race de Charles-Quint à celle de Henri IV.

(1) Mémoire de Mazarin du 20 janv. 1646. (Négociations secrètes, T. III, p. 21-23.) (2) Négociations secrètes touchant la paix de Münster, T. III, p. 27, s., 50.

Richelieu.

La France doit cette grandeur à un homme; Richelieu la trouva faible et épuisée, il la laissa la première nation du monde. Pendant longtemps, la nation reconnaissante glorifia le grand ministre. En 1636, Voiture écrit: « Tant que le cardinal a présidé aux affaires, il n'y a pas un voisin sur lequel la France n'ait gagné des places ou des batailles. Tous ceux qui ont quelques gouttes de sang français dans les veines, et quelque amour pour la gloire de leur pays, ne pourront lire ces choses sans s'affectionner à lui (1). » Qu'aurait dit Voiture, s'il avait écrit en 1648? Cependant, au xv siècle, il se fit une violente réaction contre l'ambition des conquêtes la France, ruinée par les guerres de Louis XIV, s'aperçut que les peuples payaient cher la gloire des armes. Comme d'habitude, la réaction influa sur l'appréciation du passé; on s'en prit à Richelieu de cette manie guerrière, et, de l'excès d'admiration, on passa à l'excès du dénigrement. L'historien, si consciencieux du reste, de Louis XIII, Le Vassor, traite tout simplement Richelieu d'habile scélérat; il lui conteste même le génie, pour en faire un intrigant de bas étage : « Toute son ambition, dit-il, consistait à conserver le pouvoir; c'est pour rester ministre qu'il perpétua la guerre, sachant que Louis XIII ne pourrait se passer de lui tant qu'elle durerait (2). » Un écrivain de génie, Montesquieu, porta sur le cardinal un jugement qui est comme la marque d'un fer chaud : « Les plus méchants citoyens de France furent Richelieu et Louvois (3). » Faut-il s'étonner si les Allemands abondent dans cet outrage et ce mépris? Peu s'en faut que F. Schlegel ne voie dans le ministre de Louis XIII une incarnation de Satan : « Ferdinand, dit-il, et Gustave-Adolphe combattirent pour leur foi; il n'y a pas jusqu'à Wallenstein qui avait au moins une superstition, l'astrologie. Richelieu était sans foi ni loi c'est un athée politique (4). »

(1) Petitot, Collection de mémoires, 2 série, T. XI, p. 356.

(2) Levassor, Histoire de Louis XIII, T. IV, p. 558, 513, 584.- Telle est aussi l'opinion du père Bougeant, Histoire du traité de Westphalie, T. I, p. 359.

(3) Montesquieu, Pensées.

(4) F. Schlegel, Vorlesungen über die neuere Geschichte (leçon XVII).

« PreviousContinue »