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au xvii. L'an 1600, il se trouvait dans l'évêché de Salamanque 8,384 paysans propriétaires; en 1613, ce nombre était réduit à 4,135. On voyageait dans les pays les plus fertiles de la terre, et l'on n'y voyait que des ronces et des épines, les bras manquant pour la culture. « Les maisons tombent, dit le conseil de Castille, et on ne les rebâtit point; les habitants fuient, les villages sont déserts, le églises sont vides. Si cela continue, la nation sera éteinte en moins d'un siècle (1). » En 1619, Philippe III demanda au conseil de Castille un remède à la dépopulation qui commençait de faire du royaume un désert. Le conseil attribua le mal aux impôts excessifs qui poussaient à l'émigration; il proposa de limiter le nombre des couvents et celui des religieux; le conseil nous apprend que les monastères n'étaient pas peuplés par la dévotion, mais par la misère: on se faisait moine pour avoir de quoi vivre (2).

L'avis du conseil de Castille révèle les causes du mal qui minait l'Espagne c'était la suite naturelle de son alliance avec le catholicisme et de son ambition de conquêtes. La monarchie était militaire tout ensemble et religieuse. Les guerres incessantes, poursuivies pendant plusieurs générations en Europe et en Amérique, épuisèrent la nation. Ceux qui ne succombaient pas sur le champ de bataille, ne rapportaient dans leur patrie que le stérile orgueil du hidalgo: les maîtres du monde pouvaient-ils s'abaisser jusqu'à un travail agricole ou industriel? La réaction catholique ne fut pas moins funeste à l'accroissement de la population; les grands d'Espagne se faisaient une gloire de bâtir des monastères dans leurs immenses domaines : c'était favoriser la dépopulation de propos délibéré (3). Bientôt il n'y eut, en Espagne, que des moines, des religieuses et des meudiants. Le fanatisme, qui était en grande partie la cause du mal, empêchait aussi d'y remédier. On manquait de bras pour l'agriculture, on manquait d'une population qui eût le goût du commerce et de l'industrie. Or, par un bienfait providentiel, il y avait en Espagne des races étrangères douées précisément du génie qui faisait défaut aux Espagnols;

(1) Ranke, Fürsten und Volker, T. I, p. 460.

(2) Khevenhiller, Annales Ferdinandei, T. IX, p. 736, ss.

(3) Ranke, Fürsten und Volker von Süd-Europa, T. I, p. 448, 459.

mais c'étaient des juifs et des mahométans. La stupide intolérance des zélés catholiques n'eut de repos que quand le dernier More eut été chassé de l'Espagne. Comment remplacer ces milliers de travailleurs? On songea à faire un appel à l'émigration étrangère. Que Dieu nous en garde! dit le conseil de Castille. « Si l'on pouvait interdire toute relation, tout commerce avec les autres nations, ce serait un grand bien, car toutes sont infectées du venin de l'hérésie (1). »

Les monarchies universelles se légitiment parfois par une mission civilisatrice; les Romains civilisèrent les Gaules et l'Espagne, avant d'y porter la décadence. On n'en peut dire autant des Espagnols; ils ruinaient les pays dont ils faisaient la conquête. Que l'on compare la destinée brillante des Provinces-Unies échappées au joug de l'Espagne, avec le sort des Pays-Bas catholiques! C'est la comparaison de la vie et de la mort. La Belgique doit à la domination de la maison d'Autriche l'abrutissement intellectuel et moral qui en a fait pendant des siècles la Béotie de l'Europe. Qu'est-ce que les Espagnols ont fait du royaume de Naples, ce paradis terrestre où la nature prodigue tous ses dons? Les Napolitains doivent à la domination espagnole la dissolution de tous les liens sociaux: l'État n'étant qu'une exploitation qui ne laissait même plus aux malheureux habitants un toit où ils pussent reposer leur tête, les Italiens maudirent l'État, et rompirent les liens qui les attachaient à la société ils se firent brigands (2). Qu'est-ce que les Espagnols ont fait du Portugal? Ici leur domination fut plus criminelle encore qu'inintelligente un des ministres les plus renommés d'Espagne, Olivarès, s'imagina que le meilleur moyen de dompter les Portugais était de les rendre pauvres et misérables; il épuisa donc systématiquement une nation fière et généreuse, jusqu'à ce que, poussée à bout, elle brisât ses chaînes.

(1) Khevenhiller, Annales Ferdinandei, T. IX, p. 746.

(2) Ranke, Fürsten und Volker von Süd-Europa, T. I, p. 480.

III

L'ambition de la monarchie universelle, unie au fanatisme catholique, ruina l'Espagne, sans que ses rois aient atteint le but qu'ils poursuivaient. Philippe II échoua comme Charles-Quint avait échoué. Le fils du grand empereur a été jugé longtemps avec une sévérité excessive. On l'a appelé le démon du Midi, et un des grands historiens des temps modernes, en rappelant cette flétrissure, ajoute que la rigueur est un devoir d'humanité quand il s'agit de condamner la tyrannie dans la personne d'un tyran (1). Nous avons apprécié ailleurs sa politique religieuse (2); son ambition de conquête et de domination y est étroitement liée. L'unité catholique, dont il se fit le défenseur, a-t-elle été un but pour le roi d'Espagne, ou un instrument? Il y a dans sa conduite à l'égard des insurgés des Pays-Bas, un fanatisme d'une obstination trop aveugle pour que l'on puisse croire à une hypocrisie systématique. Il faut donc admettre qu'il fut de bonne foi le champion du catholicisme. Ceci suffit déjà pour repousser la flétrissure que l'histoire lui a infligée. S'il fut perfide et cruel au nom de la religion catholique, c'est la religion qu'il faut accuser, au moins la religion telle qu'on la comprenait au xvie siècle. Dans ses actes les plus noirs, il eut pour complices des hommes d'église, parfois même les chefs de la chrétienté, ceux qui s'appellent les vicaires de Dieu. On canonisa Pie V; pourquoi vouer Philippe II aux enfers? Notre comparaison ne porte que sur la vie publique; nous n'entendons pas mettre sur la même ligne le mari adultère et le pontife qui pratiquait toutes les vertus d'un moine.

Si Philippe II a été le défenseur sincère du catholicisme, pourquoi la malédiction pèse-t-elle sur sa mémoire, tandis que les Charlemagne et les Othon sont célébrés, au même titre, comme des héros? C'est qu'au moyen âge le catholicisme était la condition essentielle de la civilisation, tandis que, à partir de la réforme, il compte parmi les obstacles et les entraves. Les empereurs chré

(1) J. von Müller, der Fürsten-Bund, ch. X (T. XXIV, p. 52).

(2) Voyez le tome IX de mes Études historiques.

tiens étaient des hommes d'avenir; Philippe II était un homme du passé; voilà pourquoi l'humanité le répudie. Cependant, ce passé que le roi d'Espagne voulait reconstituer, avait encore sa raison d'être, puisque la réforme n'est pas parvenue à le vaincre. Laissons à Philippe II la gloire d'avoir attaché son nom à la réaction catholique; s'il fut trop borné pour comprendre ce qu'elle avait de légitime, il lui prêta du moins un aveugle dévoûment.

CHAPITRE IV

LA GUERRE DE TRENTE ANS ET LA PAIX DE WESTPHALIE

§ 1. L'objet de la lutte.

Nous avons dit ailleurs que la lutte terrible qui ensanglanta l'Allemagne pendant trente ans fut religieuse dans son origine, mais que des intérêts politiques s'y mêlèrent, intérêts qui prirent une importance de plus en plus grande, à mesure que les hostilités se prolongèrent (1). C'est à ce point de vue qu'il faut se placer, si l'on veut apprécier la mission de cette guerre affreuse, et le rôle que les parties belligérantes y ont joué. Elle a eu pour but providentiel d'assurer la liberté religieuse en Europe, en lui donnant des garanties dans la patrie même de la réforme. Ces garanties n'existaient point dans la paix d'Augsbourg; arrachée à la maison d'Autriche plutôt que librement consentie, ce n'était qu'une trève. L'Église ne renonça pas à l'espoir de regagner, au besoin par la force, tout le terrain qu'elle avait perdu. Une milice puissante organisa la réaction catholique dans toute la chrétienté. Les jésuites agissaient sur les esprits, en s'emparant des générations naissantes par l'éducation ce lent travail ne suffit pas à leur ardeur, ils excitèrent à la violence, ici à des conjurations, là à la

(4) Voyez le tome IX de mes Études historiques.

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