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d'impossible que ce qui est contraire aux lois de la nature : une difficulté, quelque grande qu'elle soit, n'est pas une impossibilité. Il y a des impossibilités temporaires; au moyen âge, l'État moderne était impossible; au xixe siècle, l'on voudrait rétablir le régime féodal, qu'on ne le pourrait pas. L'organisation de l'humanité, impossible jusqu'ici, se fera par le progrès naturel des relations internationales.

§ 2. La monarchie universelle

La monarchie universelle est un legs du monde ancien; elle a été l'ambition de tous les conquérants, depuis le fabuleux Nemrod, << le grand chasseur devant Dieu, »jusqu'au peuple-roi. Dans l'antiquité, âge de force et de violence, la guerre était le grand instrument de civilisation; les conquérants rapprochaient les peuples en les enchaînant. Quant aux nations, elles n'existaient pas encore. L'élément individuel, qui joue un si grand rôle dans la création tout entière, était inconnu, au point qu'on ne le respectait pas même dans la cité; l'État absorbait le citoyen. Les Romains réalisèrent le rêve des conquérants; l'empereur, incarnation du peuple, se dit le maître de la terre. Ces maîtres du monde ignoraient que leurs longues guerres avaient pour but providentiel de préparer la voie à celui que les prophètes célèbrent comme le prince de la paix; quand cette mission fut accomplie, la monarchie universelle de Rome s'écroula sous les coups des peuples barbares accourus à la voix de Dieu pour s'en partager les dépouilles. Ce furent les Germains qui donnèrent à l'humanité l'élément d'individualité, de diversité; c'est donc à eux que remontent les nationalités.

L'ambition de Rome païenne eut un héritier dans le catholicisme et dans la papauté. Poursuivant l'unité absolue dans le domaine religieux, les papes furent poussés par la logique des idées, autant que par la tradition romaine, à vouloir aussi l'unité politique de la chrétienté; de là, une nouvelle monarchie universelle, ayant à sa tête le souverain pontife et l'empereur. L'élément individuel de la race germanique dut plier momentanément sous le joug de la papauté, mais il persista et se développa sous le régime de la féodalité. Ce lent travail du moyen âge produisit les nations mo

dernes; quand il fut achevé, l'unité catholique n'avait plus de raison d'être. Ce fut encore la race germanique qui, à la voix des réformateurs, brisa l'unité que Rome chrétienne avait imposée au monde, de même qu'elle avait détruit l'œuvre gigantesque de Rome païenne. Nous arrivons à la conclusion que le catholicisme est le représentant de la monarchie universelle, tandis que le protestantisme est l'organe des nationalités.

Le catholicisme a l'ambition d'être immuable et de satisfaire néanmoins les besoins de l'humanité à toutes les époques de la vie. C'est une prétention contradictoire, car les idées et les sentiments changeant, la doctrine qui veut leur donner satisfaction, doit changer également; l'immutabilité, c'est la mort, et la mort ne peut pas présider à la vie ; il faut donc ou que la religion se modifie, ou qu'elle renonce à gouverner les âmes. Nous avons dit, dans notre Étude sur les Guerres de religion, que le dogme catholique s'est modifié en dépit de sa prétendue immutabilité. Sur le terrain politique, les changement peuvent difficilement se nier, car ils éclatent au grand jour et se manifestent dans les faits. Or la théorie politique du catholicisme n'est que l'expression de sa croyance religieuse; la monarchie universelle de l'empereur est liée intimement à la domination universelle du pape; le catholicisme doit soutenir l'une aussi bien que l'autre, sous peine d'abdiquer sa superbe ambition. Il faudrait donc qu'en plein xixe siècle, il ressuscitât l'unité du moyen âge par le pape et l'empereur; ce retour impossible au passé répondrait-il aux aspirations de l'humanité moderne?

Le protestantisme fut un grand progrès vers l'avenir. Il réveilla le sentiment religieux que le catholicisme avait presque étouffé; il imprima une force irrésistible au principe de nationalité, en lui donnant la religion pour appui. Le monde catholique reçut le contre-coup de la révolution du xvIe siècle. Cette influence de la réforme sur le catholicisme est avouée par les catholiques, même dans le domaine religieux; dans le domaine politique, elle est plus grande encore et plus incontestable. Cela est si vrai, que la théorie de l'unité chrétienne par le pape et l'empereur est abandonnée; en l'identifiant avec le catholicisme, nous courons risque d'être accusé de mauvais vouloir; cependant le fait est certain, et il nous sera très facile de le

prouver. Si l'idée de la monarchie universelle par le pape et l'empereur est désertée, si elle a fait place à l'idée de nationalité, c'est malgré le catholicisme, c'est une victoire remportée par le principe protestant. Il importe d'insister sur ce point, d'abord parce que la lutte des nationalités contre la monarchie universelle est le fait capital de l'histoire moderne, ensuite parce que dans l'époque de réaction où nous sommes engagés, il faut rétablir la vérité sur le catholicisme et le protestantisme; il faut que les peuples sachent que, s'ils sont libres et indépendants, c'est à la réformation qu'ils doivent ce bienfait; il faut qu'ils voient où les aurait conduits le catholicisme, s'il l'avait emporté. L'unité catholique entraîne à sa suite la tyrannie intellectuelle et l'oppression des peuples, tandis que le protestantisme nous a donné la liberté de penser et l'indépendance des nations.

Nous avons exposé ailleurs la théorie politique du moyen âge sur la papauté et l'empire (1). L'unité par le pape et l'empereur était universellement admise; les souverains pontifes la proclamaient du haut de la chaire de saint Pierre, ils la rapportaient à Dieu même, et ils en trouvaient l'image dans les œuvres du créateur : le pape était le soleil de la chrétienté, l'empereur en était la lune. Cette comparaison était acceptée par les successeurs des Césars. S'il en résultait une infériorité à l'égard du vicaire de JésusChrist, elle impliquait, d'autre part, en faveur du chef temporel de la chrétienté une immense supériorité sur tous les princes de la terre. Les plus grands penseurs du moyen âge reproduisent la théorie de l'unité catholique, comme si elle était l'expression de la vérité absolue. Il y avait, sur ce point, accord entre les partis les plus hostiles: les gibelins pensaient comme les guelfes, les canonistes comme les philosophes et les poètes. Il n'y avait divergence d'opinions que sur l'étendue de la puissance pontificale et de la domination de l'empereur. Les guelfes subordonnaient l'empereur au pape; les gibelins n'osaient pas assujettir le pape à

(1) Voyez le tome VI de mes Études sur la papauté et l'empire.

l'empereur, mais ils revendiquaient pour le chef temporel de la chrétienté une entière indépendance, ce qui revenait à lui accorder la souveraineté. Ce dissentiment n'empêchait pas les gibelins de rester dans la tradition catholique et de donner un caractère religieux à l'empire. Rien de plus intéressant sous ce rapport que le traité du Dante sur la Monarchie; d'après l'illustre poète, célébré aujourd'hui comme un des grands penseurs du moyen âge, l'empire et le christianisme ont la même origine et le même fondement. Jésus-Christ, le Fils de Dieu, a reconnu l'empire, en naissant sous Auguste et en consentant à être compris dans le dénombrement ordonné par l'empereur. Il y a plus; si l'empire n'était pas légitime, l'on devrait dire que Jésus-Christ n'a pas subi de peine véritable, que par suite, il n'y a pas eu d'expiation, et conséquence affreuse, pas de rédemption (1).

Il ne faut pas croire que le livre du poète gibelin soit une conception purement imaginaire: le Dante, en identifiant la destinée de l'empire et celle du christianisme, était réellement l'organe des sentiments généraux de la chrétienté. Avant lui, un chroniqueur avait dit la même chose; Othon de Frisingue rapporte la monarchie universelle de l'empire à Jésus-Christ; tout prend une couleur religieuse sous sa plume: « Pourquoi le Fils de Dieu est-il né sous le premier empereur? Pourquoi le monde est-il dénombré après sa naissance? Pourquoi la domination de la terre est-elle accordée à Rome? C'est que la mission de l'empire était de préparer et de répandre la religion du Christ. Pour marquer ce lien entre le christianisme et l'empire, le Fils de Dieu naît sous Auguste. Si la population est dénombrée, c'est pour annoncer qu'il est venu, celui qui inscrira tous les hommes destinés à être citoyens de l'éternelle patrie. Si Rome païenne domine sur les peuples, c'est à cause des mérites du prince des apôtres qui était appelé à y établir son siége (2). »

Nous avons encore une théorie de la monarchie universelle, écrite au xive siècle par un abbé allemand (3); c'est toujours le

(1) Voyez l'analyse du traité de Dante dans le tome VI' de mes Études.

(2) Ottonis Frisingensis Chronicon, lib. III, Prologus: Pulcre igitur eadem urbs antea fuit caput mundi, quæ postmodum futura fuit caput Ecclesiæ.

(3) Engelberti, Abbatis admontensis, de Ortu, progressu et fine romani imperii. (Bibliotheca maxima patrum, t. XXV, p. 363).

même ordre d'idées : « La paix est le but des sociétés humaines; or la paix n'est assurée que par une monarchie universelle, de même que la concorde entre citoyens n'est garantie que par l'autorité du prince. La destinée religieuse de l'humanité exige également qu'elle soit réunie sous les mêmes lois. Il n'y a qu'un Dieu, et il n'y a qu'une foi; la chrétienté doit embrasser la terre entière: or comment y aurait-il unité de croyances, aussi longtemps que le genre humain est partagé en nations hostiles? Au xive siècle, les nations commençaient à avoir conscience de leur individualité; l'auteur expose les raisons que l'on alléguait en faveur de leur indépendance, il n'en dissimule pas la gravité, mais elles ne peuvent l'emporter sur l'intérêt du christianisme et de l'Église. L'on ne concevait pas au moyen âge la possibilité de l'unité chrétienne sans l'unité politique : « Comment l'Église universelle se défendrait-elle contre ses ennemis? Comment réduirait-elle les schismatiques, les hérétiques et les infidèles?» L'abbé du xive siècle a un argument irrésistible à opposer aux partisans de la souveraineté des nations, l'autorité de l'Écriture sainte : « Le prophète Daniel, divinement inspiré, a prédit les monarchies qui régneront sur le monde jusqu'à la consommation finale. L'empire romain est la dernière des monarchies universelles; avec lui tomberont l'Église et la papauté, puis viendra l'Antechrist et la fin du monde. >>

Que sont devenues ces fameuses prophéties qui ont tant occupé les penseurs chrétiens? Le temps les a balayées comme des feuilles sèches, il en emportera encore bien d'autres. Il y a longtemps que l'empire romain n'existe plus que dans l'histoire; cependant les fidèles ne se lassent pas d'attendre l'Antechrist et la consommation finale. Il n'y a pas de préjugés plus tenaces que ceux qui se fondent sur une prétendue parole divine. Au commencement du XVe siècle, le schisme déchirait l'Église; trois papes se disputaient la souveraineté, et le saint empire n'était plus qu'une vaine ombre; cela n'empêcha pas les pères du concile de Constance, de célébrer l'empereur d'Allemagne, comme le maître des nations et des royaumes: « Le monde lui appartient, » dit un orateur, « nos livres l'attestent. » La preuve est singulière, et mérite d'être rapportée, comme témoignage de l'abus que les catholiques font de l'Écriture. Saint Pierre dit que toute créature est soumise aux

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