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jouer sur le théâtre, s'en plaignit amèrement comme d'une tache imprimée à son honneur ; et lorsque, après avoir joué son rôle, il voulut aller prendre sa place parmi les Chevaliers, ceux-ci se serrèrent tellement sur leur banc, qu'il ne pût trouver où s'asseoir.

Une des choses qui contribua le plus à déshonorer Néron dans l'esprit du peuple et des grands, fut la bassesse qu'il eut de monter sur la scène, et d'y jouer comme un histrion. Sans doute, pourrait-on répondre, sans doute que le théâtre des anciens était pernicieux; u ais le nôtre est beaucoup plus épuré!

Tenir un pareil langage, c'est avouer que l'on n'a aucune idée du théâtre de Rome et d'Athènes. Car, si on avait confronté les pièces de Ménandre et d'Aristophane, de Plaute et de Térence avec celles de Molière et autres, la bonne foi forcerait d'avouer que l'avantage est tout entier du côté des Grecs et des Romains. "Comment, dit un célèbre académicien, "comment avons-nous remplacé les chœurs des an"ciens? Par des confidents et des confidentes que "je n'oserais désigner par leur nom, et qui semblent “ n'avoir d'autres fonctions que de corrompre ceux "qu'ils conseillent. Quels modèles osez-vous nous "offrir?"

Aussi les plus grands hommes de la France, les Bossuet, les Fénélon, les Nicole, les Arnauld, les Rollin, les Lebeau, les La Bruyère, les Daguesseau, et tant d'autres, se sont-ils toujours élevés avec force contre les spectacles. Aussi les plus célèbres auteurs dramatiques, les Corneille, les Racine, les Quinault,

les Gresset, ont-ils versé, dans leur vieillesse, des larmes amères sur les lauriers qu'ils avaient cueillis dans cette carrière. Ces grands génies se seraient-ils donc repentis d'avoir contribué à rendre leurs concitoyens meilleurs ? Non certes mais c'est qu'ils connaissaient et sentaient mieux que personne les plaies profondes qu'ils avaient faites à la société et aux bon

nes mœurs.

Il y a plus les Apologistes les plus décidés du théâtre ont été forcés par l'évidence des faits de convenir de ses mauvais effets. "Je ne crois nullement, "dit Bayle, que la Comédie soit propre à corriger les "crimes. On peut même assurer que rien n'est plus

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propre à inspirer la coquetterie que les pièces de "Molière." Voltaire a fait le même aveu, ainsi que Monsieur de St. Pierre. Le témoignage de La Motte Houdard est encore plus précis. "Si on concluait, “dit-il, que les tragédies ne sont pas d'un grand se"cours pour les mœurs, la sincérité m'obligerait d'en "convenir. Nous ne nous proposons pas d'ordinaire "d'éclairer l'esprit sur le vice et sur la vertu, en les "peignant de leurs vraies couleurs ; nous ne songeons "qu'à émouvoir les passions. L'hommage passager

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que nous rendons à la vertu ne détruit pas l'effet des "passions. Nous avons longtemps séduit ; le remède "est trop faible et vient trop tard."

D'Alembert, répondant aux raisons invincibles de Jean-Jacques Rousseau contre les spectacles, est forcé d'avouer, que ce sont des divertissements factices, inventés par l'oisiveté, un aliment nécessaire à la frivo

lité, nécessaire aux nations, parce qu'il leur faut d'autres plaisirs que l'amour chaste; parce qu'aujourd'hui les citoyens sont rares, les amis inconstants, les enfants durs, les époux fourbes et infidèles. Enfin, il ajoute que, chez une nation corrompue, c'est un 'nouveau moyen de corruption. Aveu remarquable dans un apologiste même des spectacles, et qui nous montre que l'effet général du théâtre est de donner une nouvelle énergie à toutes les passions! Or nous demandons ici, s'il est utile, en bonne morale, d'allumer ainsi les passions par amusement, et seulement pour le plaisir de les allumer. Nous demandons, puisqu'il n'est pas permis d'aimer le vice, si tout ce qui a pour but de le rendre aimable n'est pas souverainement dangereux et criminel.

On s'en convaincra de plus en plus, si l'on considère que les sujets que l'on traite sur la scène, les caractères de ceux qui y paraissent, leurs pensées, leurs sentiments, leurs expressions, tout conspire à réveiller, à fortifier l'inclination qu'ont les hemmes pour l'indépendance, pour la licence, pour la gloire, pour la grandeur, pour la vengeance, pour la haine, pour la volupté, qui sont les mobiles secrets du cœur humain. Toutes ces passions feintes plaisent sur le théâtre, non seulement parce qu'elles en allument de réclles, mais encore parce qu'on y voit ses faiblesses excusées, justifiées, autorisées, ennoblies, soit par de grands exemples, soit par le tour ingénieux et la morale séduisante dont le poètè se sert pour déguiser les vices, pour les colorer, les peindre en beau, les faire aimer,

ou du moins pour les faire paraître plus dignes de compassion que de censure. Joignez à tout cela le charme du spectacle, les actions qui y sont représentées, l'artifice de la poésie, l'enchantement des paroles par lesquelles elle flatte la corruption du cœur humain, étouffe peu-à-peu les remords de la conscience, en apaise les scrupules, efface insensiblement cette pudeur importune qui fait d'abord qu'on regarde le crime comme impossible; qu'on en voit ensuite non seulement la possibilité, mais la facilité ; qu'on en apprend le chemin, qu'on en étudie le langage, qu'on en retient les On attribue ces penchants vicieux, mais chers, à l'Étoile, à la Destinée, à la Nécessité d'une inclination irrésistible; on retrouve avec plaisir ces sentiments dans ceux qu'on appelle des héros ; et une passion, qui nous est commune avec eux, ne nous paraît plus une faiblesse.

excuses.

Quelques uns disent que ce qu'ils entendent aux spectacles leur entre par une oreille, et leur sort par l'autre. Oui, répond Madame de Maintenon; mais ils oublient que le cœur est entre deux. Un Officier Suisse, en garnison à Valenciennes, en fit un jour une expérience bien funeste pour son fils âgé de douze ans. Il ordonne à cet enfant d'aller au spectacle. Le jeune homme s'y rend avec répugnance; mais rien ne Iui échappe de la pièce. Quelques jours après, se trouvant en société, il s'oublie un peu, et est à l'instant redressé par son père. Ce fils, auparavant si docile, reçoit fort mal la réprimande. Le père offensé lui dit: Souvenez-vous bien, Monsieur, que je suis votre père. N

Mon père ! reprit brusquement le jeune homme ; il n'y a plus de pères; il n'y a que des tyrans. C'est la leçon qu'il avoit apprise à la Comédie du père de famille.

Aussi de quelque réputation que jouissent parmi nous les poètes qui ont excellé dans le genre dramatique, quand il s'agit d'apprécier leur gloire selon sa juste valeur, elle se réduit à relever simplement l'éclat de leurs talents; car l'abus qu'ils en ont fait, et qui est un mal irréparable, imprimera toujours à leur mémoire une flétrissure que rien ne saurait effacer. S'ils s'en fussent tenus au but fondamental de la poésie, qui est de remuer les passions qu'il nous importe d'avoir vives, et de ne nous montrer les autres que pour nous en inspirer de l'horreur; leurs ouvrages, outre qu'ils seraient pour nous, comme le doivent être les beaux Arts, une source d'agrément et de plaisir, auraient encore l'avantage de nous instruire. Mais par une suite malheureuse de la corruption du cœur humain, qui se plait à changer en poison les dons les plus précieux de la nature, presque toutes les Comédies et les Tragédies ne contiennent autre chose que des passions vicieuses, embellies et colorées d'un certain fard, qui ne sert qu'à les rendre encore plus aimables, et par là même plus dangereuses.

Nous écrivons ici pour tout le monde, mais particulièrement pour les jeunes gens; et nous avons cru que non seulement il nous était permis, mais qu'il était de notre devoir de leur donner cet avertissement, afia de les mettre sur leurs gardes.

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