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LES

ROUÉS BÊTES.

Des roués bêtes... Vous avez beau vous fâcher, c'est le mot. Nous sommes devenus cela, grâce aux progrès du temps, grâce aux conseils des philosophes. Ah! messieurs, vous croyez 'qu'on supprimera chez un peuple l'idée et l'image et qu'il gardera le cœur et l'esprit ! Vous vous trompez singulièrement. Les grands ́ peuples vivent par les idées, les grandes idées s'expriment par les images. En détruisant, comme vous l'avez fait, tous les symboles, vous avez nécessairement détruit toutes les grandes idées qu'ils représentaient. Vous avez crié : vanité! vanité! contre toutes les forces inspiratrices; vous avez crié : absurdité! absurdité! contre tous les excitants 'glorieux; vous avez lancé l'anathème contre tous les sentiments généreux; vous avez crié contre eux poésie! poésie! car ce mot ironique c'est de la poésie! est la formule d'anathème en usage chez les égoïstes bourgeois; vous avez sordidement demandé l'à quoi bon de toutes les nobles choses; vous avez intrônisé l'utile, sans comprendre que les choses que vous jugiez inutiles étaient au contraire les sources fécondes de toutes les puissances, de toutes les richesses d'un pays; vous avez proclamé l'égalité, et vous n'avez pas pressenti qu'en proclamant l'égalité vous détruiriez

l'émulation, et qu'en détruisant l'émulation vous détruiriez l'orgueil professionnel, le dévouement et l'héroïsme.

Vous avez établi ceci, par exemple: Le perruquier paisible, blanchi de poudre parfumée, est l'égal du soldat blessé, noirci de poudre à canon. Pour vous, il n'y a aucune différence entre ces deux hommes; s'il vous fallait, absolument flatter l'un des deux et lui dire: Ta profession est la plus belle, vous exalteriez de préférence le perruquier, que vous nommeriez citoyen libre parce qu'il est électeur; car, à vos yeux éclairés, l'homme qui passe sa vie, tranquillement dans sa boutique, à pommader des cheveux, à confectionner des perruques et l'homme qui risque sa vie bravement dans les batailles, pour la gloire et pour le salut de son pays, sont deux Français tout à fait semblables; leurs deux professions vous paraissent également nobles; vous n'admettez pas qu'on distingue une nuance entre leurs deux courages. C'est très-bien !... Mais alors vous devez trouver tout simple que personne ne veuille être soldat; que les jeunes gens appelés se mutilent les pieds, s'arrachent les dents, pour ne pas aller à la guerre, et qu'ils préfèrent sagement le paisible honneur de recevoir, dans une boutique parfumée, l'humble visite de MM. les députés candidats au terrible honneur de recevoir, dans une mêlée sanglante, les balles et les boulets de l'ennemi; et même, avec vos principes, si quelque chose doit vous étonner beaucoup, c'est que tous les Français ne se fassent pas perruquiers. Quel heureux état, où l'on est enivré par les roses, où l'on est encensé par les députés ! Cela vaut cent fois mieux que d'être soldat, aujourd'hui que les hauts faits des soldats ne sont plus récompensés par des lauriers, ni célébrés par des poètes. Il est de certaines professions affreusement pénibles et chétivement lucratives, qu'on ne peut rendre attrayantes que d'une seule manière en les dignifiant. Si vous ôtez au soldat le droit d'appeler les bourgeois pékins, il ne trouvera plus aucun plaisir à être soldat, il ne mettra plus son orgueil dans sa profession, il ne se parera plus de son uniforme. Pourquoi veut-on encore un peu être magistrat, c'est qu'il y a encore un peu de prestige dans la magistrature: on n'est pas bien payé, mais on est assez considéré; et cette considération que la place vous donne tient lieu du fort traitement qu'elle devrait vous donner. Les professions les plus ardues, comme celles de soldat, de ma

rin, de laboureur, devraient être les plus glorifiées; il devrait y avoir des priviléges, des dignités pour les hommes courageux qui les choisissent; mais on a aboli les dignités, les priviléges ; on a supprimé toutes les valeurs fictives, toutes les monnaies morales avec lesquelles on récompensait les grands services; on a supprimé toutes les splendeurs imaginaires qui attirent les nobles ambitieux, et les esprits généreux se sont découragés, et les caractères les plus indépendants et les rêveurs les plus orgueilleux se sont résignés aux états les plus modestes et les plus paisibles; et les fils de généraux se font percepteurs, les fils de marins se font commis, les fils de laboureurs se font valets de pied; ceux-ci aiment mieux monter humblement derrière la voiture d'un maître, paré d'un habit dont ils n'ont pas choisi la couleur, que de conduire fièrement les bœufs qu'ils ont nourris, attelés à leur propre charrue, dans le sillon paternel. C'est qu'il n'y a plus personne pour leur dire l'indépendance est une noblesse, la terre des champs est plus noble que le pavé des villes, la blouse est plus noble que la livrée, le laboureur est plus noble que le valet ; on leur dit, au contraire : vous êtes tous égaux; chacun choisit alors l'état le moins pénible et le plus commode, sans se demander s'il est le plus honorable. Vous avez supprimé toutes les dignités, à merveille; mais vous n'avez pas remarqué qu'en supprimant les dignités, vous supprimiez aussi la dignité; vous avez détruit l'idée en délivrant les symboles.

Eh quoi! dites-vous, les hommes se font hacher pour un vain titre, pour un mauvais bout de ruban! Et vous haussez les épaules, vous prouvez par les discours les plus raisonnables que c'est folie, qu'il est bien temps d'éclairer ces niais imprudents, ces fous qui attachent encore de l'importance à ces puérilités, à ces misères!... Risquer de mourir pour avoir le droit de porter à sa boutonnière un raban d'une teinte plus ou moins flatteuse! Vous ne comprenez rien à cette bizarrerie, philosophes profonds; en général, vous comprenez peu de choses. Quel plaisir peut-on trouver à se parer d'un bout de ruban? Je vous demande un peu, qu'est-ce que cela signifie?... Rien; cela veut seulement dire : J'ai été brave dans telle affaire plus que les plus braves; pendant que vous dormiez, je veillais; pendant que vous vous amusiez, je souffrais; pendant que vous

faisiez de votre dîner l'affaire de toute votre journé, je jeûnais; pendant que vous vous promeniez sur les boulevards, le cigare à la bouche, entouré de vos amis, moi je traversais les déserts, le pistolet au poing, traqué de tous côtés par nos ennemis; j'ai grelotté de froid, j'ai suffoqué de chaud, j'ai eu les pieds gelés dans la neige, j'ai eu le front brûlé par le soleil, et j'ai subi tous ces tourments sans me plaindre, par respect pour mon devoir, par amour pour mon pays... D'autres fois, cela veut dire aussi : J'ai donné ma jeunesse et ma santé à la science aride, j'ai usé mes yeux sur les livres, j'ai blanchi dans les veilles et dans les travaux, j'ai sacrifié ma vie pour sauver la vie des autres; j'ai interrogé la peste sans pâlir, j'ai palpé le choléra sans trembler, j'ai tant vécu avec les cadavres que j'ai fini par leur ressembler à moitié; je me suis tant occupé de la mort que la mort déjà s'occupe de moi et qu'elle va bientôt me punir d'avoir voulu lui ravir ses victimes en me faisant moi-même sa victime avant l'âge et malgré tout mon savoir; mais je l'attends sans crainte, car je l'ai bravée avec enthousiasme, par respect pour mon devoir et par amour pour l'humanité. Cela veut dire encore : J'ai lutté avec l'Océan, avec les tempêtes, avec les sauvages, avec les Anglais; j'ai passé ma vie dans l'exil, loin de ma famille et de mes amis ; j'ai quitté, quelques mois après mon mariage, une jeune femme que j'aimais d'amour; j'ai laissé mourir ma mère sans l'embrasser ; j'ai appris, dans un port de l'Inde, qu'il m'était né un fils en France, et quand je suis revenu dans ma maison, après seize années d'absence, et que j'ai demandé si ma femme était chez elle, un jeune inconnu m'a répondu « Ma mère va rentrer ; voulez-vous l'attendre, monsieur?...... ». Cet inconnu qui m'appelait monsieur, c'était mon fils, mon grand fils, que je n'avais pas vu grandir; j'avais le collégien, mais je n'ai jamais eu l'enfant. Quant à sa pauvre mère, elle était si changée que je ne pus retenir mes larmes en la regardant : c'était la digne mère, ce n'était plus la jeune et belle épouse. Ainsi j'avais fait à mon devoir le sacrifice des plus douces jouissances de la vie : j'ai donné à mon pays mes plus beaux jours; j'ai négligé, pour le servir, mes devoirs les plus chers, mes trésors les plus précieux, mes fleurs les plus fraîches et les plus charmantes; je lui ai sacrifié la vieillesse de ma mère, la jeunesse de ma femme, l'enfance de mon fils.

Oui, ce mauvais bout de ruban signifie courage, dévouement, sacrifice, devoir glorieusement accompli, péril généreusement 'affronté, privations, patience, savoir, talent, honneur, bien souvent héroïsme, quelquefois génie, toujours travail. Un chiffon de soie qui dit ces choses-là ne nous semble pourtant pas un objet tout à fait méprisable. Mais, direz-vous, cela vient de l'idée qu'on y attache; eh! mais précisément; nous avons cette faiblesse de tenir aux idées, et par conséquent aux choses auxquelles on attache des idées; parce que, nous le répétons, les peuples généreux et intelligents se gouvernent avec des idées; ce sont les peuples mercantiles et gloutons que l'on gouverne avec des intérêts.

Mais bien loin d'en rire, vous devriez admirer avec transport cette invention sublime. Avoir amené des hommes à braver la mort, l'infirmité, les dangers les plus terribles, pour obtenir le droit de porter une rosette rouge à leur boutonnière; avoir donné à une convention sociale cette force d'impulsion, mais c'est superbe, c'est plus beau que d'avoir découvert la force motrice de la vapeur! c'est plus beau que d'avoir découvert un monde! Avoir fait d'un bout de ruban un but, une gloire, une consolation, une compensation, en vérité, il faut que nous soyons bien sot; mais nous trouvons cela merveilleux. Dans un siége, un soldat a la jambe emportée par un boulet de canon; le voilà perdu, infirme pour le reste de ses jours... Que fera-t-on pour lui? comment le dédommager, comment le récompenser ? Vous, philosophes, qui êtes des hommes positifs, vous ne trouvez qu'un moyen : vous proposez de le consoler avec de l'argent, de le récompenser avec de l'argent; mais comme vous n'avez pas d'argent pour ces sortes de choses, vous lui en souhaiterez en faisant de très-belles phrases. Vous, démocrates, vous êtes plus sincères, vous ne le dédommagez point du tout, vous ne le récompensez jamais; l'égalité vous le défend. Oh! c'est qu'il faut bien y prendre garde : savez-vous qu'en récompensant les braves vous risquez d'humilier les poltrons? Ce serait injuste, ce serait cruel. Ces pauvres poltrons! ils sont déjà bien assez malheureux, vraiment, de trembler toujours devant tout le monde, sans qu'on ait besoin de les affliger encore en récompensant ceux dont ils ont peur: ainsi vous ne récompensez pas ce noble infirme.

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