Page images
PDF
EPUB

» La voilà donc femme d'un capitaine d'infanterie dans les troupes de la Louisiane, possédant pour tout bien une habitation de dix-sept à vingt nègres, entourée de gens de toute espèce, et dont la plupart était l'écume du genre humain, comme c'est l'ordinaire des colonies nouvelles ; oubliant parfaitement qu'elle était d'un raug auguste, qu'elle avait eu pour mari l'héritier présomptif d'un empire limitrophe de la Suède et de la Chine, que sa sœur était impératrice d'occident, et ne s'occupant que de son mari, avec qui elle partageait les travaux qu'exigeait leur situation. Ce tableau est, je crois, le plus attendrissant qui ait jamais été présenté aux yeux de l'univers. Madame d'Auban devint grosse, et accoucha d'une fille qu'elle nourrit elle-même, et à qui elle apprit l'allemand avec le français, pour qu'elle pût un jour se souvenir de son origine. Elle vécut dix ans de cette manière, plus contente mille fois qu'elle ne l'avait été dans le palais impérial de Pétersbourg, et plus heureuse peut-être que sa sœur dans celui des Césars. Au bout de ce terme, M. d'Auban fut attaqué de la fistule, et la princesse, alarmée sur le succès d'une opération qui n'était pas familière aux gens du pays, vendit son habitation, et vint à Paris, où elle fit traiter son mari, le soigna, et se conduisit à son égard comme l'épouse la plus tendre. Lorsque sa guérison fut assurée, ils songèrent à leur subsistance et à celle de leur petite fille, car les fonds qu'ils avaient rapportés

[ocr errors]

d'Amérique n'étaient pas suffisans pour les ras surer sur l'avenir. Le mari s'adressa à la com pagnie des Indes. Pendant qu'il sollicitait, Madame d'Auban allait se promener de temps en temps avec sa fille aux Tuileries, ne croyant pas désormais pouvoir être reconnue. Un jour qu'elle y causait avec sa fille en allemand, le maréchal de Saxe se trouva derrière elle; et entendant parler la langue de son pays, il s'approche de la petite fille, la mère lève la tête, et le maréchal recule d'effroi et de surprise. La princesse ne fut pas capable de cacher son trouble dans ce premier moment; elle prit le parti de se confier à lui et de lui conter ses aventures, ainsi que la part que Mad. de Konigsmark y avait eue; elle lui demande en même temps de lui garder le plus profond secret.

» Le maréchal le promit, mais se réserva de le confier au roi. La princesse y consentit sous la condition qu'il ne le dirait que dans trois mois, et le maréchal s'y engagea. Elle lui permit de venir la voir de temps en temps, sans suite et le soir seulement, pour n'être pas remarqué. Enfin, la veille du jour où, en conséquence de sa première conversation, il devait aller à Versailles rendre compte au roi, il fut chez la princesse pour la prévenir; mais il apprit par la maîtresse de la maison que Mad. d'Auban était partie depuis plusieurs jours pour l'île de Bourbon, dont son mari avait obtenu la majorité : le maréchal alla sur-le-champ faire part au roi de cette aven

ture inouïe. Le roi envoya chercher M. de Machault, et sans lui en expliquer le motif, lui ordonna d'écrire au gouverneur de l'île de Bourbon de traiter Mad. d'Auban avec les plus grands égards. Quoiqu'en guerre avec l'impératrice-reine de Hongrie, Sa Majesté lui écrivit de sa main pour l'informer du sort de sa tante. L'impératricereine remercia le roi, et lui adressa une lettre pour la princesse, dans laquelle elle l'invitait de venir auprès d'elle, mais en lui imposant la loi d'abandonner son mari et sa fille dont le roi se réservait de prendre soin. La princesse se refusa à de pareilles conditions. Elle resta à Bourbon jusqu'à la fin de 1757, que son mari mourut. Elle avait perdu sa fille quelque temps auparavant et ne tenant plus à rien au monde, elle revint à Paris se loger à l'hôtel du Pérou, en attendant qu'elle pût se renfermer dans une communauté religieuse où elle se proposait de vivre dans la retraite, uniquement occupée de ses derniers malheurs, les seuls dont elle conservât un souvenir douloureux. On prétend que l'impératricereine lui a fait depuis une pension de 45,000 liv.,, dont cette admirable princesse emploie les trois quarts au soulagement des pauvres, dans la retraite qu'elle a choisie depuis le commencement de l'année 1760.

» Rien n'est plus vrai que le fond de cette histoire; il serait très intéressant d'en connaître les circonstances et les détails; Paris est plein de gens qui ont connu Mad. d'Auban. »

"

Voilà le roman tel qu'il s'est débité; plusieurs circonstances en décèlent la fausseté. Je n'ai pas ouï dire que la comtesse de Konigsmark ait jamais été en Russie; j'ai bien lu que son amant, le roi Auguste, l'envoya au-devant de son vainqueur, Charles XII, et que ce jeune monarque rebroussa chemin pour ne point s'exposer au danger de la voir, ni à la nécessité d'un refus impoli. Si j'ai la mémoire fidelle, le comte de Saxe n'a été en Russie, pour la première fois de sa vie, qu'en 1727, c'est-à-dire, environ huit ou dix ans après la catastrophe de l'infortuné fils de Pierre-le-Grand, indigne sans doute d'un tel père, et plus indigne encore d'être l'arbitre d'un grand empire. Le comte de Saxe n'aurait donc pu voir la princesse, dont on expose ici la destinée, que dans sa première jeunesse, à la cour de Brunswick, supposé qu'il y ait été : comment l'aurait-il reconnue à la première vue, après un laps de temps si considérable, et dans une rencontre où rien ne devait le mettre sur la voie d'un aussi étrange secret? Il est inutile de s'étendre sur les autres détails équivoques de ce récit, et il est bien plus aisé de s'imaginer que quelqu'oisif ait voulu se jouer de la crédulité publique, en composant ce roman comme il a pu, que de concilier toutes les contradictions qui s'y trouvent. Ces sortes de mensonges sont d'autant plus sûrs de leurs succès, qu'il est impossible de rien éclaircir ou de rien constater à Paris. Tout est vrai ici pendant vingt-quatre

heures; les choses les plus hasardées, les plus fausses même se débitent avec une assurance et une chaleur qui ne souffrent pas le doute le plus léger; le lendemain elles sont oubliées avec la même facilité qui leur a donné vogue la veille, et toute enquête serait inutile, parce qu'on la ferait auprès de sourds qui n'ont des oreilles que pour la nouvelle du jour, et qui n'ont conservé aucun souvenir de celle de la veille. Tout ce que j'ai pu savoir à l'égard de Mad. d'Auban, c'est que M. de Sartine n'en avait jamais entendu parler, ce qui ne fortifie pas, à beaucoup près, l'authenticité de ses aventures. Il est bien vrai qu'elles sont antérieures au temps où ce digne magistrat s'est trouvé à la tête de la police; mais il n'est pas naturel qu'il n'y soit resté aucune notice sur un personnage aussi intéressant et aussi singulier.

OBSERVATION de M. Diderot sur le Discours de réception de M. l'abbé Arnaud.

J'ai lu le discours de l'abbé Arnaud. Nulle grâce dans l'expression; pas une miette d'élégance; un ton dur et voisin de l'école. Si vous parlez d'harmonie soyez harmonieux; c'est sous peine de passer pour un aveugle qui parle de couleur. Quand on se rappelle ou le nombre de Fléchier, ou le charme de Massillon, ou la hauteur et la simplicité de Bossuet, ou la facilité et la négligence de Voltaire, on est choqué du ra

« PreviousContinue »