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une finesse, une grâce, une simplicité qui lui ont attiré les applaudissemens du public, et les suffrages, peut-être encore plus flatteurs, de mademoiselle Dangeville.

L'émulation que l'absence des premiers acteurs a excitée parmi leurs doubles, ne prouve-t-elle pas tout ce que l'art de la comédie y gagnerait, si nous n'étions pas bornés à une seule troupe? Du temps de Molière, il y en avait deux ou trois; et les spectacles n'étaient pas alors aussi fréquentés qu'ils le sont aujourd'hui.

M. Laurent Angliviel de la Beaumelle, gentilhomme gascon, s'il faut l'en croire, élevé d'abord chez les jésuites, ensuite prédicant huguenot à Genève, professeur en belles-lettres à Copenhague, pensionnaire pendant deux ou trois ans de la Bastille, enfin, seigneur d'une petite terre près de Toulouse, et homme de lettres attaché à la bibliothèque du roi, mais beaucoup moins connu par ses titres que par ses Mémoires de madame de Maintenon, et par sa fameuse et longue querelle avec M. de Voltaire, vient de mourir à Paris, âgé environ de quarante-deux ans. Ce fut sans contredit, de tous les Titans qui ont osé faire la guerre au dieu de Ferney, le plus violent, le plus opiniâtre, le plus audacieux; mais ce fut aussi celui que ses foudres ont poursuivi toujours avec le plus de haine et de courroux. On peut dire qu'il a été le martyr de cette illustre inimitié, et qu'il n'est mort que du poison qu'il préparait de

puís long-temps pour sa vengeance. Ce poison, comme vous allez le voir, n'était pas d'une composition aisée. C'était d'abord un commentaire critique sur toutes les œuvres de son adversaire, c'était une histoire complète de toutes les iniquités littéraires et civiles de M. de Voltaire; c'était enfin une nouvelle Henriade faite pour effacer entièrement celle qui, depuis cinquante ans, fait notre gloire et nos délices. Tous ces projets sont annoncés dans une espèce de manifeste en forme de lettre qu'il fit insérer, en 1771, dans les feuilles de Fréron. Quoique dès-lors, son prétendu poëme fût achevé, il y dit modestement que pour exécuter le plan d'une nouvelle Henriade, il faudrait avoir plus de talent et surtout plus de santé.' En effet, le travail excessif auquel il s'était livré dans sa retraite avait tellement miné sa constitution, que, depuis plusieurs années, le malheureux ne dormait plus qu'à force de calmans et de pavot. Le mauvais génie qui l'a brouillé avec M. de Voltaire a été la cause de la plupart de ses infortunes, et cette grande querelle ne fut occasionnée que par une phrase indiscrète qu'il avait laissé échapper dans son livre intitulé: Mes pensées. En voulant célébrer la magnificence avec laquelle le roi de Prusse daigne protéger les lettres, il remarque qu'il y a eu de plus grands poëtes que M. de Voltaire, mais qu'il n'y en eut jamais de mieux récompensé. C'est ce mot qui déplut au Virgile français, et qui l'engagea à faire chasser la Beaunelle de Berlin, où il s'était flatté de trou

ver un établissement avantageux. Pour se conso ler, le jeune penseur enleva, je ne sais où, une nymphe d'Opéra avec laquelle il vécut quelque temps à Francfort où, réduit à la dernière misère, il ne trouva point d'autre ressource que celle d'écrire ces noles outrageantes sur le siècle de Louis XIV, que le fiel et le besoin purent seuls inspirer. Ce libelle fut bientôt suivi des dix-huit. lettres à M. de Voltaire, où l'on ne peut s'empêcher d'admirer, à travers beaucoup d'impertinences, une chaleur de style singulière, et quelques plaisanteries très-piquantes. Il est fort probable cependant que tous ces écrits critiques ne passeront pas à la postérité. On a fait sans doute quelques bonnes satires contre Molière, Racine, Corneille; mais qui les lit encore, qui les connaît seulement ?

Que de fiel s'évapore et que d'encre perdue!

Les Mémoires de madame de Maintenon ne méritaient peut-être pas le succès qu'ils eurent d'abord; mais aussi ne les a-t-on pas trop déprimés depuis? Si ces Mémoires sont pleins d'anecdotes fausses, de jugemensinconsidérés, en sont-ils moins agréablesàlire? Et de combien d'Histoires célèbres ne faut-il pas dire la même chose? Le morceau sur madame La Vallière est rempli de détails intéressans. L'Histoire du Quiétisme et celle de l'Edit de Nantes offrent plus d'un trait que Tacite même n'eût pas désavoué. M. de Voltaire a dit que pour écrire l'Histoire, il fallait consulter les rois et les

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valets de chambre; on dirait que la Beaumelle n'a consulté que ces derniers, mais du moins a-t-il rapporté souvent leurs propos avec beaucoup de finesse et d'esprit. Ses Pensées ne sont qu'un ramas d'épigrammes, de réflexions hasardées, de vues communes ou de déclamations pétulantes. Sa traduction des pensées de Sénèque ne manque point d'élégance, mais son Spectateur danois n'est remarquable que par la licence et la grossièreté avec laquelle il y traite la nation même à qui il devait l'asile dont il jouissait en écrivant ces injures.

Les ouvrages posthumes qui restent dans son porte-feuille sont le poème dont nous avons eu l'honneur de vous parler, une Histoire de Henri IV, un Commentaire sur la Henriade, un Eloge historique de Maupertuis suivi d'un Recueil de Lettres du roi de Prusse, de M. de Voltaire, de madame la marquise du Châtelet, une Tragédie: Virginie, une Traduction de Tacite et une autre des Odes d'Horace. Ces deux traductions pourront paraître d'un genre assez nouveau, étant parfaitement littérales. Tous ses ouvrages posthumes manqueront sans doute de goût. Il n'avait point celui que donne une âme sensible et délicate. Il avait perdu en province ce vernis de l'esprit qui semble y suppléer quelquefois, mais qu'on ne saisit guère loin de la Capitale.

LETTRE de M. de Voltaire à madame Necker. De Ferney, le 11 décembre 1773. « Vous m'avez écrit, madame, une lettre char

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» mante, une lettre qui m'énivrerait d'amour» propre, si l'amour-propre n'était pas étouffé » par tous les sentimens que vous inspirez, et » cependant vous n'avez eu de nouvelles de moi » que par je ne sais quelle tactique assez informe » et assez mal copiée. Je ne crois pas que la tac»tique soit votre art favori; votre art est préci» sément tout le contraire. Si je ne vous ai pas >> remercié plutôt, madame, ce n'est pas assuré» ment par indifférence, c'est un sentiment que » personne n'a pour vous; mais c'est que je » passe la fin de ma vie dans les souffrances, et quand j'ai un petit moment de relâche je fais » des tactiques, ou je vous écris.

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J'apprends que vous êtes liée depuis peu avec >> madame du Deffant, je vous en fais mon compliment à toutes deux. Je voudrais bien me » trouver en tiers, mais j'en suis très-indigne. La >> privation des yeux n'ôte rien à l'esprit de so» ciété, rend l'âme plus attentive, et augmente » même l'imagination. Vous avez tout cela, et » qui plus est, vous avez des yeux; mais qui » souffre n'est bon à rien.

» Nous avons très-peu de neige cette année » dans votre ancienne patrie. Cette bonté, fort >> rare de la Providence dans ce climat, me con» serve la vue, mais le reste va bien mal: je suis » obligé de fermer ma porte à tout le monde; la >> nature m'a mis en prison dans ma chambre.

» Savez-vous, madame, une aventure de » votre pays qu'il faut que vous contiez à ma

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