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mage sourd et rauque de l'abbé Arnaud. Il tourne sans cesse dans le même cercle d'idées sur les langues. Ce qu'il dit sur la comparaison de la nôtre avec le grec et le latin n'a pas même le mérite d'être répété avec avantage. Et puis de petits écarts étrangers au sujet qui décélerait de la pauvreté et de la richesse déplacée. Par exemple, à quoi bon ce parallèle de l'œil et de l'oreille? Il ne manque là-dedans que quelques termes surannés pour nous donner un bon exemple de la rusticité d'un idiôme qui commence à se polir. Je croyais que l'abbé pensait davanfage. Autrefois il bouillait, aujourd'hui il me cahote; c'était du feu et de la fumée épaisse, à présent le bruit d'une mauvaise voiture.

Le désœuvrement et le goût de la nouveauté ont donné, depuis trois ans, une vogue passagère à ce qu'on a très-ridiculement nommé des vauxhalls en France. Un artificier nommé Torré, ayant imaginé de donner au public pour son argent deux fois par semaine des feux d'artifice sur le boulevard du Temple, fut troublé dans son entreprise par les possesseurs des maisons du voisinage, qui, indépendamment de l'incommodité du bruit, se plaignaient du danger auquel cet établissement les exposait. La police défendit ces feux, et Torré, écrasé de dettes qu'il avait contractées dans l'espérance des plus grands profits, imagina d'élever sur son terrain des salles de bal, des cafés, des boutiques de modes, et obtint

la permission d'y assembler deux fois par semaine le public, depuis cinq jusqu'à dix heures du soir, en faisant payer à l'entrée trente sous par tête. La nouveauté et la compassion pour un pauvre diable abîmé de dettes, sans sa faute, firent prodigieusement réussir cette entreprise qu'il appela Vauxhall, quoiqu'elle n'eût rien de commun avec le vauxhall de Londres. Bientôt on vit s'élever de toutes parts des vauxhalls qui tombèrent aussi rapidement que le premier avait réussi. On en bâtit un à la foire S. Germain pour servir durant la foire depuis le mois de février jusqu'à Pâques de chaque année. Celui-ci, pour se préserver d'une ruine trop prompte, imagina de faire chaque fois une loterie d'un seul lot de cinquante écus pris sur la recette. Il faut dire à la honte du public que ce moyen bas réussit pendant un hiver entier, et attira une foule prodigieuse au Vauxhall de la foire. Bientôt il se forma une compagnie nombreuse et riche qui, s'assurant de l'appui d'une protection puissante, ambitionna le privilége exclusif des vauxhalls de Paris. Elle forma le projet le plus insensé qu'on eût encore vu ; elle acheta, à des frais énormes, un terrain considérable à l'extrémité du faubourg SaintHonoré au Roule sur les Champs-Elysées; elle y bâtit, à des frais plus énormes encore, un édifice immense, et dépensa ainsi près de deux millions pour y recevoir deux fois par semaine les oisifs de Paris, à trente sols par tête. On a fait le 23 du mois dernier l'ouverture de cette magnifique

boutique, que l'on a consacrée sous le nom de Colisée, parce qu'on a en effet copié la fameuse rotonde de Rome qui porte ce nom.

On descend dans les Champs-Elysées à une grille qui donne entrée dans une vaste cour circulaire, décorée des deux côtés par une colonnade en treillage d'ordre dorique, laquelle forme une galerie couverte pour arriver au bâtiment sans incommodité en temps de pluie. Quand on a traversé cette cour, on se trouve à la façade formée de quatre colonnes d'ordre dorique et surmontée d'un attique décoré en pilastres, et couronné par un fronton en treillage. On monte par quatre ou cinq marches, et l'on se trouve dans un premier vestibule orné de colonnes d'ordre toscan. Aux deux côtés de ce vestibule, il y a deux escaliers qui conduisent jusqu'en haut sur la plate forme qui règne tout autour du bâtiment, et d'où, par parenthèse, la vue est fort belle. De ce premier vestibule, en marchant droit devant soi, on passe dans un second qui forme une double galerie dans les entrecolonnemens de laquelle on a placé des boutiques de marchands. De ce vestibule, on passe dans le principal et immense salon en rotonde formé par seize colonnes d'ordre corinthien de quatre pieds de diamètre : voilà l'entrée du côté du midi. Supposez à peu près les mêmes vestibules et les mêmes entrées du côté du nord, de l'orient et de l'occident; supposez tout autour de ce salon une galerie de dix pieds de large, d'où l'on descend aux quatre côtés par

cinq ou six marches dans le salon qui reçoit son jour d'une lanterne qui se trouve au haut de la coupole ornée en mosaïque. Cette coupole est soutenue par autant de cariatides qu'il y a de colonnes; ces cariatides qui sont d'or, sont droites, courtes, et ont l'air de poupées de Nuremberg quand on les compare au fardeau qu'elles ont à soutenir. Indépendamment de la galerie basse qui règne autour du salon, il y a encore deux galeries circulaires supérieures d'où l'on peut voir ce qui se passe dans la rotonde; l'une est placée dans la corniche des seize colonnes, l'autre audessus, et plus reculée, circule derrière les cariatides. Ces galeries auxquelles l'on monte par les mêmes escaliers qui conduisent des quatre côtés à la plate forme, communiquent de plein-pied à une infinité de salles attenantes dont on ne saurait deviner l'usage.

Cela est magnifiquement et tristement beau, parce q'on n'a employé, pour la décoration intérieure, que l'or, le vert et le rouge les plus ternes; mais cela est surtout absurde par le défaut de jugement qui a présidé à toute cette entreprise. D'abord, l'immensité du lieu le fera toujours paraître désert, quand même on s'y porterait avec la plus grande affluence; elle entraînera une dépense et un service journaliers qui absorberont la plus grande portion des profits. Ni l'édifice en général, ni ses différentes parties n'ont aucun but; on ne sait ni ce que l'architecte s'est proposé, si ce n'est de copier une rotonde, ni à quel

usage il destiné tous les détails de ce superbe et immense édifice. D'ailleurs, nul ensemble, nulle liaison; chaque pièce forme, pour ainsi dire, un lieu isolé: c'est le projet le plus mal combiné, le plus follement conçu qui ait jamais été entrepris. Il est remarquable qu'on ait construit en même temps, et à des frais immenses, une salle d'opéra pour la cour à Versailles où il n'y a que quatorze cents places, et un colisée pour Paris, qui n'aura jamais l'air plein, à moins que, conformément à l'esprit évangélique, on ne force les boiteux et les éclopés d'entrer. On avait élevé au milieu de la rotonde un massif sur lequel on avait placé les trois Grâces adossées ensemble; elles soutenaient une espèce de lustre de cristal en forme d'if qui devait servir la nuit à éclairer le centre de la rotonde; sous le grouppe des Grâces, était placé la musique que le grand éclat du lustre, répandu tout autour, confinait dans la plus entière obscurité. Cette présentation avait si parfaitement l'air d'un catafalque qu'il a fallu la sup→ primer entièrement; on a divisé depuis la musique en deux orchestres dans l'entrecolonnement de la rotonde.

Les bosquets nouvellement plantés du côté de l'occident ne peuvent encore être d'aucun agrément. Du côté du nord on a bâti un cirque dans l'enceinte duquel il y a un bassin d'eau sur lequel on se propose de donner le spectacle de la joute : en conséquence on a défendu celui que les bateliers donnaient les années précédentes à la Rapée

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